Quand je dis: mon lit me consolera, le repos assoupira ma plainte, alors tu m’?pouvantes par des songes, et tu me troubles par des visions…

Jusqu’? quand ne m’?pargneras-tu point? Ne me donneras-tu point quelque rel?che, pour que je puisse respirer? Ai-je p?ch?? Que t’ai-je fait, ? gardien des hommes?…

Tout revient au m?me: Dieu afflige le juste aussi bien que le m?chant…

Qu’il me tue! Je ne laisserai pas d’esp?rer en Lui…

Les c?urs vulgaires ne peuvent comprendre le bienfait, pour un malheureux, de cette tristesse sans bornes. Toute grandeur est bonne, et le comble de la douleur atteint ? la d?livrance. Ce qui abat, ce qui accable, ce qui d?truit irr?m?diablement l’?me, c’est la m?diocrit? de la douleur et de la joie, la souffrance ?go?ste et mesquine, sans force pour se d?tacher du plaisir perdu, et pr?te secr?tement ? tous les avilissements pour un plaisir nouveau. Christophe ?tait ranim? par l’?pre souffle qui montait du vieux livre: le vent du Sina?, des vastes solitudes et de la mer puissante, balayait les miasmes. La fi?vre de Christophe tomba. Il se recoucha, plus calme, et il dormit d’un trait jusqu’au lendemain. Quand il rouvrit les yeux, le jour ?tait venu. Il vit plus nettement encore l’ignominie de sa chambre; il sentit sa mis?re et son isolement; mais il les regarda en face. Le d?couragement ?tait parti; il ne lui restait plus qu’une virile m?lancolie. Il redit la parole de Job:

Quand Dieu me tuerait, je ne laisserais pas d’esp?rer en Lui…

Il se leva et commen?a le combat, avec tranquillit?.

*

Il d?cida le matin m?me, de faire les premi?res d?marches. Il connaissait deux seules personnes ? Paris, deux jeunes gens de son pays: son ancien ami, Otto Diener, qui ?tait associ? ? un oncle, marchand de draps, dans le quartier du Mail; et un petit juif de Mayence, Sylvain Kohn, qui devait ?tre employ? dans une grande maison de librairie, dont il n’avait pas l’adresse.

Il avait ?t? tr?s intime avec Diener, vers quatorze ou quinze ans [1] . Il avait eu pour lui une de ces amiti?s d’enfance, qui devancent l’amour, et qui sont d?j? de l’amour. Diener aussi l’avait aim?. Ce gros gar?on timide et compass? avait ?t? s?duit par la fougueuse ind?pendance de Christophe; il s’?tait ?vertu? ? l’imiter d’une fa?on ridicule: ce qui irritait Christophe et le flattait. Alors ils faisaient des projets qui bouleversaient le monde. Puis Diener avait voyag?, pour son ?ducation commerciale, et ils ne s’?taient plus revus; mais Christophe avait de ses nouvelles par les gens du pays, avec qui Diener ?tait rest? en relations r?guli?res.

Quant ? Sylvain Kohn, ses rapports avec Christophe avaient eu un autre caract?re. Ils s’?taient connus, tout gamins, ? l’?cole, o? le petit singe avait jou? des tours ? Christophe, qui l’?trillait en ?change, quand il voyait le pi?ge o? il ?tait tomb?. Kohn ne se d?fendait pas; il se laissait rouler, et frotter la figure dans la poussi?re, en pleurnichant; mais il recommen?ait aussit?t apr?s, avec une malice inlassable, – jusqu’au jour o? il prit peur, Christophe l’ayant menac? s?rieusement de le tuer.

Christophe sortit de bonne heure. Il s’arr?ta en route, pour d?jeuner ? un caf?. Il s’obligeait, malgr? son amour propre, ? ne perdre aucune occasion de parler en fran?ais. Puisqu’il devait vivre ? Paris, peut-?tre des ann?es, il lui fallait s’adapter le plus vite possible aux conditions de la vie, et vaincre ses r?pugnances. Il s’imposa donc de ne pas prendre garde, bien qu’il en souffr?t cruellement, ? l’air goguenard du gar?on qui ?coutait son charabia; et sans se d?courager, il b?tissait pesamment des phrases informes, qu’il r?p?tait avec t?nacit?, jusqu’? ce qu’il f?t compris.

Il se mit ? la recherche de Diener. Suivant son habitude, quand il avait une id?e en t?te, il ne voyait rien autour de lui. Paris lui faisait, dans cette premi?re promenade, l’impression d’une vieille ville et mal tenue. Christophe ?tait habitu? ? ses villes du nouvel Empire allemand, ? la fois tr?s vieilles et tr?s jeunes, o? l’on sent monter l’orgueil d’une force nouvelle: et il ?tait d?sagr?ablement surpris par les rues ?ventr?es, les chauss?es boueuses, la bousculade des gens, le d?sordre des voitures, – des v?hicules de toute sorte, de toute forme: des v?n?rables omnibus ? chevaux, des tramways ? vapeur, ? ?lectricit?, et de tous les syst?mes, – des baraques sur les trottoirs, des man?ges de chevaux de bois (ou plut?t de monstres, de gargouilles), sur les places encombr?es de statues en redingote; je ne sais quelle pouillasserie de ville du moyen ?ge, initi?e aux bienfaits du suffrage universel, mais qui ne peut se d?faire de son vieux fond truand. Le brouillard de la veille s’?tait chang? en une petite pluie p?n?trante. Dans beaucoup de boutiques, le gaz ?tait allum?, bien qu’il f?t plus de dix heures.

Christophe arriva, non sans avoir err? dans le d?dale de rues qui avoisinent la place des Victoires, au magasin qu’il cherchait, rue de la Banque. En entrant, il crut voir, au fond de la boutique longue et obscure, Diener occup? ? ranger des ballots, au milieu d’employ?s. Mais il ?tait un peu myope et se d?fiait de ses yeux, bien que leur intuition le tromp?t rarement. Il y eut un remue-m?nage parmi les gens du fond, quand Christophe eut dit son nom au commis qui le recevait; et, apr?s un conciliabule, un jeune homme se d?tacha du groupe, et dit en allemand:

– Monsieur Diener est sorti.

– Sorti? Pour longtemps?

– Je crois. Il vient de sortir.

Christophe r?fl?chit un instant; puis il dit:

– Tr?s bien. J’attendrai.

L’employ?, surpris, se h?ta d’ajouter:

– C’est qu’il ne rentrera peut-?tre pas avant deux ou trois heures.

– Oh! cela ne fait rien, r?pondit Christophe avec placidit?. Je n’ai rien ? faire ? Paris. Je puis attendre, tout le jour, s’il le faut.

Le jeune homme le regarda avec stup?faction, croyant qu’il plaisantait. Mais Christophe ne songeait d?j? plus ? lui. Il s’?tait assis tranquillement dans un coin, le dos tourn? ? la rue, et il semblait pr?t ? y camper.

Le commis retourna au fond du magasin, et chuchota avec ses coll?gues; ils cherchaient, avec une consternation comique, un moyen de se d?barrasser de l’importun.

Apr?s quelques minutes d’incertitude, la porte du bureau s’ouvrit. Monsieur Diener parut. Il avait une large figure rouge, balafr?e sur la joue et le menton d’une cicatrice violette, la moustache blonde, les cheveux aplatis, avec une raie sur le c?t?, un lorgnon d’or, des boutons d’or ? son plastron de chemise, et des bagues ? ses gros doigts. Il tenait son chapeau et son parapluie. Il vint ? Christophe, d’un air d?gag?. Christophe, qui r?vassait sur sa chaise, eut un sursaut d’?tonnement. Il saisit les mains de Diener, et s’exclama avec une cordialit? bruyante, qui fit rire sous cape les employ?s et rougir Diener. Le majestueux personnage avait ses raisons pour ne pas vouloir reprendre avec Christophe ses relations d’autrefois; et il s’?tait promis de le tenir ? distance, d?s le premier abord, par ses mani?res imposantes. Mais ? peine retrouvait-il le regard de Christophe, qu’il se sentait de nouveau un petit gar?on en sa pr?sence; il en ?tait furieux et honteux. Il bredouilla pr?cipitamment:

– Dans mon cabinet… Nous serons mieux pour causer.

Christophe reconnut sa prudence habituelle.

Mais, dans le cabinet, dont la porte fut soigneusement referm?e, Diener ne s’empressait pas de lui offrir une chaise. Il restait debout, expliquant, avec une lourde maladresse:

– Bien content… J’allais sortir… On croyait que j’?tais sorti… Mais il faut que je sorte… Je n’ai qu’une minute… Un rendez-vous urgent…

Christophe comprit que l’employ? lui avait menti tout ? l’heure, et que le mensonge ?tait convenu avec Diener, pour le mettre ? la porte. Le sang lui monta ? la t?te; mais il se contint, et dit s?chement:

– Rien ne presse.

Diener en eut un haut-le-corps. Il ?tait r?volt? d’un tel sans-g?ne.

– Comment! rien ne presse! dit-il. Une affaire…

Christophe le regarda en face:

– Non.

Le gros gar?on baissa les yeux. Il ha?ssait Christophe, de se sentir si l?che devant lui. Il balbutia avec d?pit. Christophe l’interrompit:

– Voici, dit-il. Tu sais…

(Ce tutoiement blessait Diener, qui s’?tait vainement efforc?, d?s les premiers mots, d’?tablir entre Christophe et lui, la barri?re du: vous.)

– … Tu sais pourquoi je suis ici?

– Oui, je sais, dit Diener.

(Il avait ?t? inform? par ses correspondants de l’algarade de Christophe, et des poursuites dirig?es contre lui.)

– Alors, reprit Christophe, tu sais que je ne suis pas ici pour mon plaisir. J’ai d? fuir. Je n’ai rien. Il faut que je vive.

Diener attendait la demande. Il la re?ut avec un m?lange de satisfaction – (car elle lui permettait de reprendre sa sup?riorit? sur Christophe) – et de g?ne – (car il n’osait pas lui faire sentir cette sup?riorit?, comme il l’e?t voulu.)

– Ah! fit-il avec importance, c’est bien f?cheux, bien f?cheux. La vie est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais ?normes. Et tous ces employ?s…