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— Mais ce sera trop tard, dis-je.

Et il répond :

— Il est déjà trop tard, Rachel.

Je me retourne vers le balcon : Jess est debout, maintenant, Jason a attrapé ses cheveux blonds dans son poing serré et il va lui éclater le crâne contre le mur.

Matin

Ça fait des heures que je suis debout, mais je suis encore secouée, et c’est les jambes tremblantes que je m’installe sur mon siège. Je me suis réveillée pleine d’effroi, habitée par le sentiment que tout ce que je pensais savoir était faux, tout ce que j’avais vu, de Scott, de Megan ; que j’avais tout fabriqué dans ma tête, que rien n’était réel. Mais, si mon esprit me joue des tours, ne serait-ce pas plutôt ce rêve, l’illusion ? Ces choses que Tom m’a confiées dans la voiture, mélangées à la culpabilité de ce qui s’est passé avec Scott l’autre nuit… Ce rêve, ce n’était que mon cerveau qui tâchait de décortiquer tout cela.

Mais cette sensation familière d’effroi s’accroît encore lorsque le train s’arrête au feu, et j’ai presque trop peur pour lever les yeux. La fenêtre est fermée, il n’y a rien à voir. C’est calme, tranquille. Ou abandonné. La chaise de Megan est toujours là, sur le balcon, vide. Il fait bon, mais je ne peux pas m’arrêter de frissonner.

Il ne faut pas que j’oublie que ce que Tom m’a raconté sur Scott et Megan, il le tenait d’Anna, et personne ne sait mieux que moi qu’on ne peut pas faire confiance à cette femme.

Ce matin, l’accueil du Dr Abdic me paraît peu enthousiaste. Il se tient presque voûté, comme s’il avait mal quelque part, et, quand il me serre la main, sa poigne est plus faible que la dernière fois. Je sais que Scott m’a dit que la police ne dévoilerait pas l’information de la grossesse, mais je me demande si on le lui a appris, à lui. Je me demande s’il pense à l’enfant de Megan, en ce moment.

J’ai envie de lui parler de mon rêve, mais je n’arrive pas à trouver une façon de le décrire sans dévoiler mon jeu, alors, au lieu de cela, je lui demande son avis sur le recouvrement de souvenirs, sur l’hypnose.

— Eh bien, commence-t-il en étalant ses doigts sur son bureau, il y a des psychologues qui croient qu’on peut se servir de l’hypnose pour faire resurgir des souvenirs refoulés, mais c’est très controversé. Pour ma part, ce n’est pas quelque chose que je fais, ni que je recommande à mes patients. Je ne suis pas certain que cela puisse aider et, dans certains cas, je pense même que cela peut être nocif.

Il esquisse un sourire.

— Je suis désolé. Je me doute que ce n’est pas ce que vous vouliez entendre. Mais, pour les afflictions de l’esprit, je ne pense pas qu’il existe de solution miracle.

— Est-ce que vous connaissez des psychologues qui pratiquent l’hypnose ?

Il secoue la tête.

— Navré, mais je ne pourrais pas vous en recommander. Vous devez garder à l’esprit que les sujets sous hypnose sont extrêmement influençables. On ne peut pas toujours faire confiance à ces souvenirs « retrouvés » (il mime des guillemets du bout des doigts). Ce ne sont jamais de vrais souvenirs.

C’est un risque que je ne peux pas prendre. Je ne pourrais supporter d’ajouter de nouvelles images dans ma tête, de nouveaux souvenirs instables, qui se meuvent, se transforment et se déplacent, me poussent à croire le faux dans le vrai et m’entraînent sur une voie quand je devrais plutôt explorer la direction opposée.

— Alors, qu’est-ce que vous suggérez ? Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour essayer de retrouver ce que j’ai perdu ?

Il se frotte les lèvres de ses longs doigts.

— C’est possible, oui. Le simple fait de parler d’un souvenir en particulier peut vous aider à clarifier certains aspects, à examiner chaque détail dans un cadre où vous vous sentez en sécurité, et à l’aise…

— Ici, par exemple ?

Il sourit.

— Par exemple, oui, si vous vous y sentez effectivement en sécurité et à l’aise…

La fin de sa phrase monte, comme une interrogation à laquelle je ne réponds pas. Son sourire s’évanouit.

— Cela aide aussi de se concentrer sur d’autres sens que la vue. Les sons, les sensations… L’odorat est singulièrement important quand il s’agit de mémoire. La musique peut aussi être un outil puissant. Si vous pensez à un cas précis, une journée en particulier, vous pouvez envisager de refaire le chemin emprunté. Revenir sur le lieu du crime, comme on dit.

C’est une expression banale, mais le duvet sur ma nuque se hérisse et j’ai des picotements dans le crâne.

— Est-ce que vous voulez parler d’un incident précis, Rachel ?

Oui, évidemment, mais je ne peux pas lui parler de ça, alors je lui parle de la fois où j’ai attaqué Tom avec le club de golf après une dispute.

Je me souviens de m’être réveillée ce matin-là emplie d’une terrible angoisse, consciente qu’il s’était passé quelque chose de grave. Tom n’était pas à côté de moi dans le lit, et j’en ai été soulagée. Je suis restée allongée sur le dos, à me refaire le film de la veille. Je me souvenais d'avoir beaucoup pleuré, de lui avoir dit que je l’aimais. Il était en colère et m’ordonnait d’aller me coucher ; il ne voulait plus m’entendre.

J’ai essayé de repenser à ce qui était arrivé avant, quand la dispute avait débuté. Nous passions une très bonne soirée. J’avais fait griller des crevettes avec plein de chili et de coriandre, et on buvait une excellente bouteille de chenin blanc qui lui avait été offerte par un client reconnaissant. Nous avons dîné dehors, sur la terrasse, en écoutant The Killers et les Kings of Leon, les CD que nous mettions en boucle lorsqu’on avait commencé à sortir ensemble.

Je me souviens qu’on riait, qu’on s’embrassait. Je me souviens que je lui ai raconté une histoire quelconque, mais qu’il ne l’a pas trouvée aussi drôle que moi. Je me souviens que ça m’a agacée. Puis je nous vois nous crier dessus, je me vois trébucher sur le pas de la porte coulissante en voulant rentrer dans la maison, et j’étais furieuse qu’il ne se précipite pas pour m’aider.

Mais voilà le problème :

— Quand je me suis réveillée, ce matin-là, je suis descendue au rez-de-chaussée. Il refusait de m’adresser la parole, il me regardait à peine. J’ai dû le supplier de me dire ce que j’avais fait. Je n’arrêtais pas de lui répéter combien j’étais désolée. J’étais en panique, désespérée. Je ne peux pas l’expliquer, je sais que ça n’a pas vraiment de sens, mais, quand on ne peut pas se souvenir de ce qu’on a fait, l’esprit essaie de combler les blancs, et on imagine les pires horreurs…

Kamal acquiesce.

— Je comprends. Continuez.

— Au final, pour que je le lâche, il m’a raconté. Voilà, j’ai été vexée par une remarque, et j’ai continué à m’énerver, à chercher la petite bête, à l’emmerder avec ça, je refusais de passer à autre chose. Il a essayé de me calmer, de m’embrasser pour nous réconcilier, mais je ne voulais pas. Alors il a décidé de me laisser toute seule et de partir se coucher, et c’est là que ça s’est passé. Je l’ai poursuivi jusqu’en haut de l’escalier avec un club de golf à la main et j’ai essayé de lui fracasser le crâne. Heureusement, je l’ai raté. J’ai juste arraché un morceau de plâtre au mur du couloir.

L’expression de Kamal ne change pas. Il n’a pas l’air choqué. Il se contente de hocher la tête.

— Donc vous savez ce qui s’est passé, mais vous n’arrivez pas à le sentir vraiment, c’est ça ? Vous voudriez pouvoir vous en souvenir vous-même, le voir et le vivre dans votre propre mémoire afin que… Comment aviez-vous formulé ça, lors de notre première séance ? Afin que ce souvenir vous « appartienne » ? Ainsi, vous vous sentirez enfin entièrement responsable ?

— Eh bien…

Je hausse les épaules.

— Oui, en partie, oui. Mais ce n’est pas tout. C’est arrivé beaucoup plus tard, des semaines ou peut-être même des mois après. Je pensais sans cesse à ce soir-là. Chaque fois que je passais devant ce trou dans le mur, j’y repensais. Tom disait tout le temps qu’il allait le réparer, mais il ne l’avait toujours pas fait, et vous imaginez bien que je n’avais pas l’intention de l’embêter avec ça. Un jour, je me tenais là… C’était le soir et je sortais de la chambre, et je me suis arrêtée net, parce que ça m’est revenu. J’étais assise par terre, dos au mur, et je sanglotais, avec Tom debout au-dessus de moi qui me suppliait de me calmer, et le club de golf sur la moquette, à mes pieds, et je l’ai senti, vraiment senti. J’étais terrifiée. Et ce souvenir ne colle pas avec la réalité, parce que je ne me souviens pas de colère noire, ni de fureur. Je ne me souviens que de ma peur.