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Je prends une autre gorgée, puis une troisième ; la canette est déjà à moitié vide mais ce n’est pas grave, j’en ai trois autres dans le sac en plastique à mes pieds. C’est vendredi, alors je n’ai pas à culpabiliser de boire dans le train. Super, c’est le week-end. En route pour l’aventure.

D’ailleurs, à en croire la météo, ça va être un très beau week-end. Un soleil radieux dans un ciel sans nuages. Avant, on aurait peut-être pris la voiture jusqu’à la forêt de Corly avec un pique-nique et des journaux, et on aurait passé l’après-midi allongés sur une couverture à boire du vin, la peau tachetée par les rayons du soleil s’insinuant entre les feuilles des arbres. On aurait pu organiser un barbecue dans le jardin avec des amis, ou aller au Rose, sur les tables à l’extérieur, laisser la chaleur nous rougir le visage au fil des heures, on serait rentrés à pied en zigzaguant, bras dessus, bras dessous, avant de s’endormir sur le canapé.

Un soleil radieux dans un ciel sans nuages, personne à voir, rien à faire. Vivre comme je le fais, c’est plus difficile l’été, avec ces journées si longues, si peu d’obscurité où se dissimuler, alors que les gens sortent se promener, leur bonheur est si évident que c’en est presque agressif. C’est épuisant, et c’est à vous culpabiliser de ne pas vous y mettre, vous aussi.

Le week-end s’étire devant moi, quarante-huit longues heures à occuper. Je porte de nouveau la canette à mes lèvres, mais elle est déjà vide.

Lundi 8 juillet 2013

Matin

Quel soulagement d’être de retour dans le train de 8 h 04. Ce n’est pas que je sois particulièrement impatiente d’arriver à Londres pour commencer ma semaine – je n’ai même pas vraiment envie d’être à Londres du tout. Non, j’ai juste envie de me caler au fond du siège en velours doux, avec la tiédeur du soleil à travers la vitre, la voiture qui balance d’avant en arrière et d’arrière en avant, le rythme rassurant des roues sur les rails. Quand je suis là, à regarder les maisons qui bordent la voie, il n’y a presque nulle part où je préférerais être.

Sur ce tronçon, il y a un feu de signalisation défectueux, à la moitié du trajet. Enfin, j’imagine qu’il doit être défectueux, parce qu’il est presque toujours rouge ; on s’y arrête quasiment tous les jours, parfois quelques secondes, parfois plusieurs minutes d’affilée. Si je suis installée dans la voiture D (comme presque à chaque fois) et si le train s’arrête au feu (comme presque à chaque fois), j’ai une vue parfaite sur ma maison favorite près des rails : celle qui se trouve au numéro quinze.

Elle ressemble à toutes les autres maisons qui longent la voie : c’est une demeure victorienne mitoyenne à un étage, avec un étroit jardin bien entretenu qui s’étend sur six mètres jusqu’à un haut grillage. Un court no man’s land sépare ce dernier des rails. Je connais cette maison par cœur. J’en connais chaque brique, la couleur des rideaux dans la chambre du premier (beige avec un motif bleu foncé), je sais que la peinture du cadre de la fenêtre de la salle de bains s’écaille et qu’il manque quatre tuiles sur une portion du toit, côté droit.

Je sais que, les chaudes soirées d’été, les habitants de cette maison, Jason et Jess, sortent parfois par la fenêtre à guillotine pour aller s’asseoir sur un balcon improvisé – un bout de toit qui avance là où ils ont fait agrandir la cuisine. C’est un couple parfait, un couple en or. Lui a des cheveux bruns et une carrure sportive, il est fort, protecteur et doux. Il a un rire contagieux. Elle, c’est une de ces femmes minuscules, une vraie beauté, très pâle, avec des cheveux blonds coupés courts. Elle a le visage qu’il faut pour ça, avec des pommettes saillantes parsemées de petites taches de rousseur et une mâchoire fine.

Pendant qu’on est coincés au feu, j’essaie de les repérer chez eux. Le matin, Jess est souvent dehors pour prendre son café, surtout l’été. Parfois, quand je l’aperçois, j’ai l’impression qu’elle peut me voir, elle aussi, qu’elle me regarde droit dans les yeux, et ça me donne envie de lui faire signe. Mais je n’oserais jamais. Je vois moins souvent Jason parce qu’il est régulièrement en déplacement pour le travail. Même quand ils ne sont pas là, je pense à ce qu’ils doivent être en train de faire. Peut-être que, ce matin, ils ont tous les deux un jour de congé et qu’elle fait la grasse matinée au lit pendant qu’il prépare le petit déjeuner, ou peut-être qu’ils sont allés courir ensemble, parce que c’est un couple à faire ce genre de choses (Tom et moi, on allait courir le dimanche, moi un peu plus vite qu’à l’accoutumée, et lui moitié moins, pour qu’on puisse rester côte à côte). Peut-être que Jess est à l’étage, dans la chambre d’amis, occupée à peindre, ou peut-être qu’ils prennent une douche ensemble, ses mains à elle appuyées contre le carrelage au mur, tandis que lui pose les siennes sur ses hanches.

Soir

Je tourne le dos au reste de la voiture et je me tourne légèrement vers la vitre pour ouvrir une des petites bouteilles de chenin blanc que j’ai achetées à la petite épicerie de la gare d'Euston. Il n’est pas frais, mais ça fera l’affaire. J’en verse dans un gobelet en plastique avant de revisser le bouchon et de ranger la bouteille dans mon sac à main. C’est mal vu de boire dans le train le lundi, à moins d’être accompagné, ce qui n’est pas mon cas.

Je retrouve souvent des visages familiers dans le train, des gens que je vois toutes les semaines, qui vont et qui viennent, eux aussi. Je les reconnais et j’imagine qu’ils me reconnaissent aussi. Cependant, je ne sais pas s’ils sont capables de savoir ce que je suis.

C’est une superbe soirée, l’air est chaud sans être étouffant, le soleil entame sa descente paresseuse vers l’horizon, les ombres s’agrandissent et la lumière commence tout juste à orner les arbres de traces dorées. Le train roule avec fracas, nous passons en un rien de temps devant chez Jason et Jess, ils se fondent dans un tourbillon de soleil couchant. Parfois, mais pas souvent, j’arrive à les voir de ce côté des rails aussi. S’il n’y a pas d’autre train sur la voie opposée, et si on avance assez lentement, je peux parfois les entrapercevoir dehors, sur leur balcon. Sinon, comme aujourd’hui, je les imagine. Jess est assise sur le balcon, les pieds sur la table et un verre de vin à la main, Jason derrière elle, les mains posées sur ses épaules. J’arrive à ressentir le poids de ses mains, rassurant, protecteur. Parfois, je me surprends à essayer de me souvenir de la dernière fois que j’ai eu un contact physique un tant soit peu significatif avec quelqu’un, la dernière fois qu’on m’a offert une simple étreinte ou qu’on m’a serré la main avec affection, et mon cœur se crispe.

Mardi 9 juillet 2013

Matin

La pile de vêtements de la semaine dernière est toujours là, plus poussiéreuse et mélancolique encore. J’ai lu quelque part que, quand on se fait écraser par un train, la simple force du choc peut vous arracher vos vêtements. Ce n’est pas une mort si inhabituelle, d’ailleurs. Deux à trois cents par an, il paraît, ce qui fait au moins une tous les deux jours. Je ne sais pas combien d’entre elles sont des accidents. Quand le train passe lentement près de la pile, j’examine attentivement les vêtements à la recherche d’une trace de sang, mais je ne repère rien.

Le train s’arrête au feu, comme à son habitude. Jess est debout sur la terrasse, devant la porte-fenêtre. Elle est pieds nus et elle porte une robe rose vif. Elle se retourne, vers l’intérieur de la maison. J’imagine qu’elle parle à Jason, qui doit être en train de préparer le petit déjeuner. Je garde les yeux fixés sur Jess et sa maison tandis que le train redémarre lourdement. Je ne veux pas voir les autres maisons, surtout pas celle qui est quatre portes plus loin, celle qui était la mienne, autrefois.

J’ai vécu cinq ans au numéro vingt-trois, Blenheim Road, éperdument heureuse et complètement misérable. Je ne peux plus la regarder. C’était ma première maison. Pas celle de mes parents, pas une colocation avec d’autres étudiants, mon premier chez-moi. Je suis incapable de la regarder. Enfin, si, j’en ai envie, mais je ne veux pas, j’essaie de me retenir. Chaque jour, je me dis de ne pas regarder et, chaque jour, je regarde. Je ne parviens pas à m’en empêcher, même s’il n’y a rien que j’aie envie de voir, même si ce que je risque de voir ne pourra que me faire du mal. Même si je me souviens encore clairement de ce que j’ai ressenti quand j’ai vu que les rideaux couleur crème dans la chambre du premier avaient disparu, remplacés par un tissu rose pâle ; même si je me rappelle encore la douleur qui m’a traversée quand j’ai vu Anna arroser les rosiers accolés à la barrière, dans le jardin, son T-shirt tendu au maximum sur son ventre rebondi. Je me suis mordu la lèvre si violemment qu’elle a saigné.