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Soir

Il y a un problème sur ma ligne. Le direct de 17 h 56 à destination de Stoke a été annulé, alors ses passagers ont investi mon train, il n’y a plus que quelques places debout. Heureusement, j’ai un siège, mais c’est côté couloir et non côté vitre, et des corps appuient contre mon épaule, mon genou, envahissant mon espace. Je réprime l’envie de les repousser, de me lever et de leur mettre un bon coup. La chaleur n’a cessé d’augmenter toute la journée, j’ai l’impression de respirer à travers un masque. Toutes les fenêtres sont ouvertes, et pourtant, alors même qu’on avance, pas le moindre courant d’air ne circule, cette voiture est une boîte en métal hermétique. Je n’arrive pas à prendre suffisamment d’oxygène dans mes poumons. J’ai la nausée. Je n’arrête pas de me rejouer la scène de ce matin, quand je suis arrivée au café, je ne peux pas me débarrasser de l’impression d’être toujours là-bas, face à leurs visages.

C’est la faute de Jess. Ce matin, j’étais tellement obsédée par Jess et Jason, par ce qu’elle avait fait et ce qu’il allait vivre, la confrontation qui surviendrait quand il découvrirait la vérité et que son monde, comme le mien, serait détruit. Je suis sortie du train à Londres et j’ai commencé à déambuler, confuse, sans me concentrer sur l’endroit où me menaient mes pas. Sans réfléchir, je suis entrée dans le café où vont tous les employés de Huntingdon Whitely. J’avais déjà passé la porte quand je les ai vus, et à ce moment-là il était trop tard pour faire demi-tour. Ils m’ont dévisagée, les yeux très légèrement écarquillés, avant de se rappeler de sourire poliment. Martin Miles, Sasha et Harriet, triumvirat de l’embarras, m’ont fait signe de m’approcher.

— Rachel ! s’est exclamé Martin en s’avançant pour m’étreindre.

Je ne m’y attendais pas et mes bras se sont retrouvés coincés bêtement entre nous deux, contre son corps. Sasha et Harriet ont souri et semblé hésiter avant de me faire la bise, de loin, sans même m’effleurer.

— Qu’est-ce que tu fais là ? a repris Martin.

Je suis restée muette un long moment. La tête baissée, j’ai senti le rouge qui me montait aux joues, puis j’ai compris que je ne faisais qu’empirer les choses, alors j’ai eu un petit rire qui sonnait faux et j’ai dit :

— Entretien. Un entretien.

— Oh ! a fait Martin sans parvenir à cacher sa surprise, tandis que Sasha et Harriet acquiesçaient en souriant. Avec qui ?

Je n’ai pas réussi à retrouver le nom d’une boîte de relations publiques. Pas une seule. Ni d’une société immobilière. Sans compter qu’il m’aurait fallu en trouver une vaguement susceptible d’embaucher en ce moment. Je suis restée plantée là, à me frotter la lèvre inférieure du bout de l’index en secouant la tête et, au final, c’est Martin qui a repris :

— C’est top secret, c’est ça ? Il y a des boîtes comme ça, un peu bizarres, hein ? Elles ne veulent pas que tu parles de quoi que ce soit tant que rien n’est signé et que ce n’est pas encore officiel.

C’était des conneries et il le savait, il n’a dit ça que pour me sauver la mise et personne n’y a cru, mais tout le monde a joué le jeu en hochant la tête. Harriet et Sasha jetaient des coups d’œil par-dessus mon épaule en direction de la porte, elles avaient honte pour moi et cherchaient une opportunité de s’échapper.

— Je ferais bien d’aller commander mon café, ai-je dit. Je ne voudrais pas être en retard.

Martin a posé la main sur mon avant-bras et a conclu :

— Ça me fait vraiment plaisir de te voir, Rachel.

Sa pitié était presque palpable. Avant ces deux dernières années, je n’avais jamais compris comme cela pouvait être humiliant de voir quelqu’un avoir pitié de soi.

Aujourd’hui, j’avais prévu d’aller à la bibliothèque de Holborn dans Theobald's Road, mais, après cette scène mortifiante, c’était trop dur pour moi. Alors je suis allée à Regent’s Park, un des plus beaux parcs de Londres. Je l’ai traversé en entier, jusqu’à arriver près du zoo. Je me suis assise à l’ombre d’un figuier sycomore, j’ai songé à ces heures libres devant moi, je me suis rejoué la conversation qui avait eu lieu dans le café, et j’ai revu l’expression sur le visage de Martin quand il m’avait dit au revoir.

Je devais être là depuis moins d’une demi-heure quand mon portable a sonné. C’était encore Tom qui m’appelait depuis la maison. J’ai essayé de l’imaginer en train de travailler sur son ordinateur dans notre cuisine ensoleillée, mais sa nouvelle vie ne cessait d’empiéter sur cette image et de la gâcher. Elle était sûrement non loin de là, à l’arrière-plan, à préparer du thé ou à nourrir la petite fille, son ombre sur Tom. Je n’ai pas répondu et l’appel a été redirigé sur la messagerie. J’ai rangé le téléphone dans mon sac et je me suis efforcée de l’ignorer. Je ne pouvais en supporter plus, pas aujourd’hui ; cette journée était déjà assez cauchemardesque comme ça, et il était à peine dix heures et demie. J’ai tenu environ trois minutes avant de reprendre le téléphone pour composer le numéro de ma boîte vocale. Je me suis préparée à l’épreuve du son de sa voix – cette voix qui ne me parlait auparavant qu’avec humour et légèreté et qui désormais ne m’adressait que réprimandes, consolation ou pitié –, mais ce n’était pas lui.

— Rachel, c’est Anna.

J’ai raccroché.

Je n’arrivais plus à respirer ni à empêcher mon cerveau de s’emballer ou ma peau de me démanger, alors je me suis levée et je suis allée à l’épicerie au coin de Titchfield Street pour m’acheter quatre canettes de gin tonic avant de revenir dans le parc. J’ai ouvert la première canette et je l’ai bue aussi vite que possible, puis j’ai ouvert la deuxième. J’ai tourné le dos au chemin pour ne plus voir les joggeurs, les mères avec leurs poussettes et les touristes, et, comme je ne les voyais pas, alors je pouvais prétendre qu’ils ne me voyaient pas non plus, comme une enfant. J’ai rappelé ma messagerie.

— Rachel, c’est Anna.

Une longue pause, puis elle a repris :

— Il faut que je te parle de ces coups de téléphone.

Une nouvelle pause – elle faisait autre chose, plein de choses à la fois, comme les épouses et les mères très occupées à ranger ou à mettre le linge dans la machine.

— Écoute, je sais que c’est difficile pour toi, a-t-elle dit, comme si elle n’avait rien à voir avec mon malheur. Mais tu ne peux pas nous appeler tout le temps la nuit comme ça.

Elle parlait sèchement, elle était agacée.

— C’est déjà pénible que tu nous réveilles, nous, mais tu réveilles aussi Evie, et ça, je ne peux pas l’accepter. On a beaucoup de mal à lui faire faire ses nuits, en ce moment.

« On a beaucoup de mal à lui faire faire ses nuits. » On. Nous. Notre petite famille. Avec nos problèmes et notre routine. Quelle connasse. Si c’était un oiseau, ce serait un coucou. Elle est venue pondre ses œufs dans mon nid. Elle m’a tout pris. Elle a tout pris, et maintenant elle m’appelle pour me dire que ma détresse la dérange ?

J’ai fini la deuxième canette et entamé la troisième. L’euphorie qui m’a étreinte quand l’alcool a pénétré dans mon sang n’a duré que quelques minutes, puis j’ai été prise de nausée. J’allais trop vite, même pour moi, il fallait que je ralentisse ; si je ne ralentissais pas, il allait m’arriver des bricoles. Je risquais de faire quelque chose que je regretterais. De la rappeler. De lui dire que je me foutais d’elle et de sa famille et que je m'en contrefoutais si sa gamine n’avait pas une seule bonne nuit de sommeil de toute sa vie. De lui dire que la phrase qu’il lui avait écrite (« Ne compte plus me trouver sain d’esprit »), moi aussi j’y avais eu droit, quand on avait commencé à se fréquenter, il me l’avait écrite dans une lettre où il me déclarait sa flamme éternelle. Et ce n’était même pas de lui : il l’avait volée à Henry Miller. Tout ce qu’elle a, c’est du réchauffé. Je voudrais savoir ce que ça lui fait. J’avais envie de la rappeler pour lui demander : « Qu’est-ce que ça te fait, Anna, de vivre dans ma maison, entourée des meubles que j’ai choisis, de dormir dans le lit que j’ai partagé avant avec lui, de nourrir ton enfant sur la table même où il m’a fait l’amour ? »