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Mon téléphone se met à vibrer dans mon sac à main et je sursaute. Deux filles assises de l’autre côté de la voiture me regardent puis se tournent l’une vers l’autre pour échanger discrètement un sourire. Je ne sais pas ce qu’elles pensent de moi, mais je me doute que ce n’est pas très positif. J’ai le cœur qui bat à tout rompre au moment où j’attrape le téléphone. Je sais que, ça aussi, ça ne sera pas très positif : c’est peut-être Cathy qui va me demander – toujours avec une extrême gentillesse – si je veux bien laisser la bouteille de côté ce soir. Ou alors ma mère, pour m’annoncer qu’elle sera à Londres la semaine prochaine et me proposer de me rejoindre au bureau pour qu’on aille déjeuner. Je regarde l’écran. C’est Tom. Je n’hésite qu’une seconde avant de décrocher.

— Rachel ?

Pendant les cinq premières années où je l’ai connu, je n’ai jamais été « Rachel », seulement « Rach ». Parfois « Shelley », parce qu’il savait que je détestais ça, et ça le faisait rire de me voir m’agacer puis pouffer – je ne pouvais pas m’en empêcher, dès qu’il riait, je riais aussi.

— Rachel, c’est moi.

Il a la voix pesante, il paraît éreinté.

— Écoute, il faut que tu arrêtes ça, d’accord ?

Je ne réponds pas. Le train ralentit et nous sommes presque au niveau de la maison, de mon ancienne maison. J’ai envie de lui dire : « Sors, va te mettre sur la pelouse dans le jardin. Laisse-moi te voir. »

— S’il te plaît, Rachel, tu ne peux pas continuer à m’appeler comme ça en permanence. Il faut que tu te secoues.

J’ai une boule coincée dans la gorge, aussi dure qu’un caillou bien lisse. Je n’arrive pas à déglutir. Je n’arrive pas à parler.

— Rachel, tu m’entends ? Je sais que ça ne va pas très fort pour toi, et j’en suis désolé, vraiment, mais… Je ne peux pas t’aider, et tous ces appels commencent vraiment à contrarier Anna. D’accord ? Je ne peux plus t’aider. Va aux Alcooliques anonymes, je ne sais pas. S’il te plaît, Rachel. Vas-y ce soir, après le travail.

J’enlève le pansement dégoûtant du bout de mon doigt et j’observe la peau en dessous, pâle, ridée, et le sang séché écrasé au bord de mon ongle. J’enfonce le pouce de ma main droite au centre de la coupure et je la sens se rouvrir avec une vive douleur, comme une brûlure. Je retiens mon souffle. Du sang commence à s’échapper de la plaie. De l’autre côté de la voiture, les filles me dévisagent, interdites.

MEGAN

un an plus tôt

Mercredi 16 mai 2012

Matin

J’entends le train qui approche ; une musique que je connais par cœur. Il prend de la vitesse pour sortir de la gare de Northcote, puis, après avoir entamé le virage dans un bruit de ferraille, il commence à ralentir, passe d’un fracas à un grondement, avec parfois un crissement de freins pour s’arrêter au feu de signalisation, à une centaine de mètres de la maison. Sur la table, mon café a refroidi, mais je suis si bien là, au chaud, que je ne me décide pas à me lever pour m’en faire un autre.

Parfois, je ne regarde même pas passer les trains, je me contente de les écouter. Assise là le matin, les yeux fermés, quand le soleil n’est plus qu’une tache orange derrière mes paupières, je pourrais me croire n’importe où. Je pourrais me trouver dans le sud de l’Espagne, à la plage ; ou en Italie, aux Cinque Terre, au milieu de ces jolies maisons aux couleurs vives, avec le train qui emmène et ramène des flots de touristes. Je pourrais être de retour à Holkham, les cris des mouettes dans mes oreilles, le sel sur ma langue et un train fantôme qui emprunte la voie rouillée à moins d’un kilomètre de là.

Aujourd’hui, le train ne s’arrête pas et il passe lentement. J’entends les roues claquer sur les traverses, je le sens presque remuer. Je ne peux pas voir les visages des passagers et je sais que ce ne sont que des employés qui font la navette jusqu’à la gare d’Euston, à Londres, pour se rendre à leur bureau, mais j’ai bien le droit de rêver. Rêver à des excursions exotiques, des aventures qui attendent les voyageurs au terminus et au-delà. Dans ma tête, je ne cesse de revenir à Holkham ; c’est étrange que j’y pense encore, des matins comme celui-ci, avec tant d’affection, de regret même. Et pourtant. Le vent dans l’herbe, l’immense ciel couleur ardoise surplombant les dunes, la maison infestée de souris qui tombait en ruine, avec toutes ses bougies, sa crasse et sa musique. Maintenant, c’est comme un rêve, pour moi.

Je sens mon cœur battre un tout petit peu trop vite.

J’entends le bruit de ses pas dans l’escalier juste avant qu’il m’appelle :

— Tu veux un autre café, Megs ?

Le charme est rompu, je suis réveillée.

Soir

J’ai froid dans la brise, mais les deux doigts de vodka dans mon Martini me réchauffent. Je suis sortie sur le balcon et j’attends que Scott revienne du travail. Je vais le convaincre de m’emmener dîner chez l’italien de Kingly Road. Ça fait une éternité qu’on n’est pas sortis de ce trou.

Je n’ai pas fait grand-chose aujourd’hui. J’étais censée finir de remplir mon dossier d’inscription pour les cours sur les supports textiles à la Saint Martins’ School, la prestigieuse école d'art de Londres. Et j’ai commencé, mais j’étais en train de travailler en bas, dans la cuisine, quand j’ai entendu une femme hurler, un bruit horrible, j’ai cru qu’on était en train de l’assassiner. Je suis sortie en courant dans le jardin, mais je n'ai rien vu.

Par contre, je l’entendais toujours, des cris affreux qui me transperçaient toute entière, une voix stridente, désespérée.

— Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu lui veux ? Rends-la moi, rends-la moi !

Ça m’a semblé sans fin, mais ça n’a probablement duré que quelques secondes.

Je me suis précipitée à l’étage et j’ai grimpé sur le balcon. De là, à travers le feuillage des arbres, j’ai vu deux femmes près du grillage, quelques jardins après le mien. L’une d’elles pleurait – peut-être les deux – et on entendait aussi un bébé s’égosiller.

J’ai hésité à appeler la police, mais c’est alors que tout s’est calmé d’un coup. La femme qui avait crié est rentrée en courant dans la maison, l’enfant dans les bras. L’autre est restée dehors. Elle a couru vers la maison, elle a trébuché, mais s’est rattrapée, puis elle s’est mise à errer en cercles dans le jardin. Très bizarre. Dieu sait ce qui s’était passé. En tout cas, c’est le truc le plus excitant qui soit arrivé depuis des semaines.

Mes journées me paraissent vides maintenant que je n’ai plus la galerie pour m’occuper. Elle me manque. Et ça me manque de ne plus parler aux artistes. Même les jeunes mamans insupportables me manquent, celles qui, un café Starbucks à la main, venaient fixer les tableaux de leur regard morne en chuchotant à leurs copines que le petit Jessie faisait déjà de plus jolis dessins quand il n’était encore qu’à la maternelle.

Parfois, j’ai envie de voir si je n’arriverais pas à retrouver des potes d’avant, puis je me demande de quoi je pourrais leur parler, maintenant. Ils ne reconnaîtraient pas cette nouvelle Megan, heureuse en ménage, dans sa petite banlieue tranquille. De toute façon, je ne peux pas prendre le risque de retomber dans le passé, ce n’est jamais une bonne idée. Je vais attendre que l’été soit fini, et puis je chercherai du travail. Je trouve ça dommage de gâcher ces longues journées estivales. Je trouverai quelque chose, ici ou ailleurs, je finirai bien par trouver quelque chose.

Mardi 14 août 2012

Matin

Me voilà plantée devant mon armoire, à examiner pour la centième fois ma penderie pleine de jolis vêtements, la garde-robe parfaite de la gérante d’une galerie d’art petite mais branchée. Je n’ai toujours rien là-dedans qui fasse « nounou ». Putain, rien que ce mot me fiche la nausée. Comme les jours précédents, j’enfile un jean et un T-shirt, et je m’attache les cheveux. Je ne me maquille même pas. Franchement, quel intérêt d’être endimanchée pour aller passer la journée avec un bébé ?