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— Quoi donc ?

— Au début, je le voyais partout. Dans la rue, ou alors je voyais un homme dans un bar et j’étais tellement persuadée que c’était lui que mon cœur s’emballait sur-le-champ. J’entendais sa voix dans la foule. Mais ça ne me le fait plus depuis longtemps. Maintenant… maintenant je pense qu’il doit être mort.

— Pourquoi est-ce que tu penses ça ?

— Je ne sais pas. C’est… une impression. J’ai l’impression qu’il est mort.

Kamal se redresse et éloigne doucement son corps du mien. Il se tourne pour me regarder en face.

— Je pense que là, c’est ton imagination, Megan. C’est normal de croire qu’on voit les gens qui ont fait partie intégrante de notre vie longtemps après qu’ils n’y sont plus présents. Au début, j’apercevais mon frère partout, moi aussi. Quant à ton impression qu’il est mort, c’est probablement dû au fait qu’il a disparu de ta vie depuis si longtemps. Dans un certain sens, il ne te paraît plus réel.

Il a réendossé son costume de psy, nous ne sommes plus deux amis assis sur le canapé. J’ai envie de l’attraper et de le ramener contre moi, mais je ne veux pas dépasser les limites. Je repense à la dernière fois, quand je l’ai embrassé avant de partir, l’expression sur son visage, un mélange de désir, de frustration et de colère.

— Maintenant qu’on a parlé de ça, que tu m’as raconté ton histoire, je me demande si ça ne t’aiderait pas d’essayer de contacter Mac. Pour pouvoir enfin tourner la page, sceller ce chapitre de ton passé.

Je me doutais qu’il allait me suggérer ça.

— Non, dis-je, je ne peux pas.

— Réfléchis-y un instant.

— Je ne peux pas. Et s’il me déteste encore ? Si ça ne fait que remuer des douleurs passées, et s’il décide d’aller voir la police ? Et si…

Je peux à peine continuer à voix haute, j’ai même du mal à murmurer :

— … s’il dévoile à Scott ce que je suis réellement ?

Kamal secoue la tête.

— Peut-être qu’il ne te déteste pas du tout, Megan. Peut-être qu’il ne t’a jamais détestée. Peut-être qu’il a eu peur, lui aussi. Peut-être qu’il se sent coupable. D’après ce que tu m’as raconté, ce n’était pas un homme qui agissait de manière responsable. Il a hébergé sous son toit une fille très jeune, très vulnérable, puis il l’a laissée seule à un moment où elle avait besoin de soutien. Peut-être qu’il sait que la responsabilité de ce qui s’est passé incombe autant à l’un qu’à l’autre. Peut-être que c’est ça qu’il a fui.

Je ne sais pas s’il pense ce qu’il dit ou s’il essaie simplement de me réconforter. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas vrai. Je ne peux pas rejeter la responsabilité sur lui. C’est un fardeau que je dois accepter de porter seule.

— Je ne veux pas te forcer à faire quelque chose que tu ne veux pas faire, dit Kamal. Je veux juste que tu réfléchisses à la possibilité que contacter Mac puisse t’aider. Et ce n’est pas parce que je pense que tu lui dois quoi que ce soit. Tu comprends ? Je pense que c’est lui qui te doit quelque chose. Je comprends ta culpabilité, vraiment. Mais il t’a abandonnée. Tu étais seule, terrifiée, paniquée et morte de chagrin. Il t’a laissée livrée à toi-même dans cette maison. Ce n’est pas étonnant que tu ne puisses pas dormir. Évidemment que l’idée même te terrorise : tu t’es endormie et il t’est arrivé quelque chose de terrible. Et la personne qui aurait dû être là pour toi t’a abandonnée.

Au moment où Kamal me dit ces choses, ça n’a pas l’air mal. Tandis que ces paroles séduisantes franchissent ses lèvres, tièdes, mielleuses, j’arrive presque à y croire. J’arrive presque à croire qu’il y a un moyen de laisser tout cela derrière moi, d’y mettre fin, de rentrer retrouver Scott et vivre ma vie comme le font les gens normaux, sans regarder par-dessus mon épaule ni attendre désespérément la venue de quelque chose de mieux. Est-ce que c’est ça que font les gens ?

— Tu veux bien y réfléchir ? demande-t-il en m’effleurant la main.

Je lui fais un grand sourire et je lui dis que oui. Et qui sait ? je suis peut-être même sincère. Il me raccompagne jusqu’à la porte, un bras autour de mes épaules, j’ai envie de me retourner pour l’embrasser mais je me retiens.

À la place, je demande :

— Est-ce que c’est la dernière fois que je te vois ?

Il acquiesce.

— On ne pourrait pas… ?

— Non, Megan. On ne peut pas. Il faut prendre la bonne décision.

Je lui souris.

— Je ne suis pas très douée pour ça. Je ne l’ai jamais été.

— Pourtant, tu peux l’être. Tu y arriveras. Allez, rentre chez toi. Va rejoindre ton mari.

Je reste sur le trottoir devant chez lui un long moment après qu’il a refermé la porte. Je me sens plus légère, je crois, plus libre – mais plus triste, aussi, et, soudain, je n’ai qu’une envie : rentrer retrouver Scott.

Je me tourne pour marcher en direction de la gare quand un homme arrive sur le trottoir, en plein jogging, les écouteurs sur les oreilles, la tête baissée. Il se dirige droit sur moi, et, tandis que je recule pour m’écarter de son chemin, je glisse sur le bord du trottoir et je tombe sur la chaussée.

L’homme ne s’excuse pas, il ne me regarde même pas, et, sous le choc, je ne crie pas. Je me relève et je reste là, appuyée contre une voiture, à essayer de reprendre ma respiration. La paix que je ressentais chez Kamal a explosé en mille morceaux.

Ce n’est qu’une fois rentrée chez moi que je me rends compte qu’en tombant je me suis coupé la main et que, à un moment, j’ai dû me frotter la bouche. J’ai les lèvres tachées de sang.

RACHEL

Samedi 10 août 2013

Matin

Je me réveille tôt. J’entends le camion du recyclage remonter lentement la rue et la pluie tapoter contre la vitre. Le store est à moitié remonté – on a dû oublier de le fermer hier soir. Je souris. Je le sens derrière moi, endormi, tout chaud, et dur. Je tortille des hanches pour me serrer un peu plus contre lui. Bientôt, il va s’étirer, m’attraper et me tirer vers lui.

— Rachel, dit une voix, non.

Ces mots me glacent. Je ne suis pas chez moi, ce n’est pas chez moi. Ce n’est pas normal.

Je me retourne. Scott s’est assis. Il fait glisser ses jambes hors du lit, dos à moi. Je ferme fort les yeux pour tâcher de me souvenir, mais tout est trop flou. Quand je les ouvre, j’arrive à penser calmement, parce que c’est la pièce dans laquelle je me suis réveillée un millier de fois ou plus : le lit est à sa place, la pièce est la même. Si je me redresse, je pourrai apercevoir la cime des chênes de l’autre côté de la rue ; là, sur ma gauche, la porte de la salle de bains et, à droite, l’armoire encastrée dans le mur. C’est la chambre que je partageais avec Tom.

— Rachel, dit-il encore.

Je tends une main pour lui effleurer le dos, mais il se lève rapidement pour me faire face. Il semble inhabité, comme la première fois que je l’ai vu de près, au commissariat – comme si on lui avait retiré toute sa substance pour ne laisser qu’une coquille vide. Cette pièce est la même que la chambre que je partageais avec Tom, mais c’est celle qu’il partageait avec Megan. Cette chambre, ce lit.

— Je sais, dis-je. Je suis désolée. Vraiment. Ce n’était pas bien.

— Non.

Il refuse de croiser mon regard. Il va dans la salle de bains et ferme la porte derrière lui.

Je me rallonge, ferme les yeux et me laisse envahir par l’effroi qui me ronge les entrailles. Qu’ai-je fait ? Je me souviens qu’il n’arrêtait pas de parler quand je suis arrivée, un flot de paroles. Il était en colère. Contre sa mère, qui n’avait jamais aimé Megan ; contre les journaux, à cause de ce qu’ils écrivaient sur elle, à insinuer qu’elle méritait ce qui lui était arrivé ; contre la police, pour avoir bâclé l’enquête, pour avoir failli à sa mission envers elle, envers lui. On s’est assis dans la cuisine pour boire une bière et je l’ai écouté, puis, quand on a eu fini, on est allés s’installer sur la terrasse et, là, il a cessé d’être en colère. On a bu en regardant passer les trains, en parlant de tout et de rien : la télé, le travail, l’université où il avait fait ses études, comme des gens normaux. J’ai oublié de ressentir ce que j’aurais dû ressentir. Nous l’avons tous les deux oublié. Je m’en souviens maintenant. Je me souviens quand il m’a souri, quand il a effleuré mes cheveux.