Изменить стиль страницы

— Tu te souviens de moi ?

— Oui, dis-je tout en hochant la tête. Oui, il y a quelques semaines, à la gare.

Il acquiesce, toujours souriant.

— J’étais un peu bourré, ajoute-t-il avant d’éclater de rire. Mais toi aussi, non, ma belle ?

Il est plus jeune que je ne le croyais, il n’a même pas trente ans. Il a un joli visage, pas forcément beau, mais joli. Un large sourire avenant. Il a un accent cockney, ou peut-être de Cornouailles. Il m’observe comme s’il savait un secret à mon sujet, comme s’il me taquinait, comme s’il y avait une connivence entre nous. Il n’y en a pas. Je détourne la tête. Je devrais lui parler, lui demander : « Qu’est-ce que tu as vu ? »

— Tu vas bien ? demande-t-il.

— Oui, ça va.

Je regarde à nouveau dehors, mais je sens ses yeux posés sur moi et je ressens soudain l’envie étrange de me retourner vers lui, de sentir la fumée de cigarette sur ses vêtements et son haleine. Quand on s’est rencontrés, Tom fumait. J’en prenais une de temps en temps, quand on sortait boire des verres, ou après l’amour. C’est devenu une odeur érotique, pour moi ; ça me rappelle des instants de bonheur. Ma lèvre inférieure effleure mes dents, et je me demande un instant quelle serait sa réaction si je venais l’embrasser sur la bouche. Je sens son corps remuer. Il se penche pour ramasser le journal à mes pieds.

— C’est terrible, hein ? Pauvre fille. C’est bizarre, parce qu’on y était, ce soir-là. C’était bien ce soir-là, non ? Qu’elle a disparu.

On dirait qu’il lit dans mes pensées, et cela me fait un choc. Je tourne vivement la tête pour le regarder. Je veux voir l’expression de ses yeux.

— Pardon ?

— Le soir où je t’ai rencontrée, dans le train. C’est le soir où cette fille a disparu, celle qu’ils viennent de retrouver. Et il paraît que la dernière fois qu’on l’a vue, c’était pas loin de la gare. J’arrête pas de me dire, tu sais, que je l’ai peut-être aperçue. Mais je ne me souviens pas. J’étais bourré.

Il hausse les épaules.

— Et toi, tu te souviens d’un truc ?

Au moment où il prononce ces mots, je ressens quelque chose de bizarre, que je ne me rappelle pas avoir déjà ressenti. Je suis incapable de lui répondre, car mon esprit s’est enfui autre part et, de toute façon, ce ne sont pas ses mots, c’est son après-rasage. Sous l’odeur de cigarette, ce parfum frais, citronné, aromatique, m’évoque le souvenir d’être assise dans le train, à côté de lui, tout comme en ce moment, mais nous allons dans l’autre sens et j’entends quelqu’un rire fort. Il a une main sur mon bras et me propose d’aller boire un verre, mais, brusquement, ça ne va plus. J’ai peur, je suis perdue. Quelqu’un essaie de me frapper. Je vois le poing arriver vers moi et je plonge pour l’éviter, les mains sur la tête pour me protéger. Je ne suis plus dans le train, mais dans la rue. J’entends des rires à nouveau, ou des cris. Je suis sur les marches, je suis sur le trottoir, c’est très troublant, j’ai le cœur qui bat à cent à l’heure. Je ne veux plus être près de cet homme. Je veux m’en aller.

Je me lève vivement et je dis « Excusez-moi » bien fort pour que les autres passagers m’entendent, mais il n’y a presque personne dans la voiture et les gens ne lèvent pas les yeux. L’homme me regarde, surpris, et déplace ses jambes sur le côté pour me laisser passer.

— Désolé, ma belle, dit-il. Je ne voulais pas t’embêter.

Je m’éloigne aussi vite que possible, mais le train tressaute et tangue et j’en perds presque l’équilibre. Je me rattrape à un dossier pour m’empêcher de tomber. Les gens me dévisagent. Je me précipite jusqu’à la voiture suivante, que je traverse pour atteindre celle d’après, et ainsi de suite jusqu’à ce que j’arrive au bout du train. J’ai du mal à reprendre mon souffle, je suis effrayée. Je ne peux pas l’expliquer, je n’arrive pas à me souvenir de ce qui s’est passé, mais je ressens encore clairement la peur et la confusion. Je m’assois sur un siège qui fait face à la porte de sortie, au cas où il déciderait de me suivre.

J’appuie les paumes contre mes yeux et je tâche de me concentrer. J’essaie de retrouver ce que j’ai vu. Je me maudis d’avoir bu. Si seulement j’avais les idées claires… Mais revoilà la scène. Il fait sombre, et un homme s’éloigne de moi. Une femme ? Une femme, vêtue d’une robe bleue. Anna.

Le sang cogne contre mes tempes et mon cœur bat très fort. Je ne sais pas si ce que je vois, ce que je ressens, est vrai ou non, imagination ou souvenir. Je ferme les yeux aussi fort que possible et j’essaie de le ressentir à nouveau, de revoir la scène, mais elle s’est évanouie.

ANNA

Samedi 3 août 2013

Soir

Tom est allé prendre un verre avec ses copains de l’armée, et Evie fait la sieste. Je suis assise dans la cuisine, portes et fenêtres fermées malgré la chaleur. La pluie s’est enfin arrêtée ; maintenant, l’atmosphère est étouffante.

Je m’ennuie. Je n’arrive pas à trouver quelque chose à faire. J’ai envie d’aller faire du shopping, de dépenser un peu d’argent pour moi, mais, avec Evie, c’est sans espoir. Elle s’énerve très vite, et cela me stresse. Alors je reste à la maison. Je ne peux ni regarder la télévision, ni lire le journal. Je ne veux pas lire les articles, je ne veux pas voir le visage de Megan, je refuse d’y penser.

Mais comment puis-je m’empêcher d’y penser alors que nous sommes là, à quatre maisons de chez elle ?

Je passe des coups de fil pour voir si je ne pourrais pas inviter d’autres parents avec leurs enfants à venir jouer, mais tout le monde a déjà des choses prévues. J’appelle même ma sœur mais évidemment, avec elle, il faut toujours s’y prendre une semaine à l’avance. De toute façon, elle me dit qu’elle a la gueule de bois et qu’elle ne se voit pas passer du temps avec Evie dans cet état. Je ressens une cruelle morsure de jalousie, à ce moment-là, je regrette les samedis passés allongée sur le canapé avec le journal et rien d’autre qu’un vague souvenir d’être rentrée de boîte la veille.

C’est idiot, vraiment, parce que la vie que j’ai aujourd’hui est un million de fois mieux, et j’ai fait des sacrifices pour y parvenir. Maintenant, je n’ai plus qu’à la protéger. Alors je reste assise dans ma maison, dans cette chaleur accablante, et j’essaie de ne pas penser à Megan. J’essaie de ne pas penser à « elle » non plus, et je sursaute chaque fois que j’entends un bruit, je tressaille dès qu’une ombre passe devant la fenêtre. C’est intolérable.

Surtout, je n’arrive pas à m’empêcher de songer au fait que Rachel était là le soir où Megan a disparu, qu’elle titubait dans les parages, complètement ivre, puis qu’elle s’est volatilisée. Tom l’a cherchée pendant des heures, mais il n’a pas réussi à la trouver. Je n’arrête pas de me demander ce qu’elle fabriquait.

Il n’existe aucun lien entre Rachel et Megan Hipwell. J’en ai parlé à l’inspectrice de police, Riley, après qu’on eut vu Rachel sortir de chez les Hipwell, et elle a répondu qu’il n’y avait pas de quoi s’en faire.

— C’est une petite curieuse, a-t-elle dit. Une femme isolée, un peu déboussolée. Elle a juste envie qu’il se passe quelque chose dans sa vie.

Elle a probablement raison. Mais c’est alors que je repense au jour où elle est entrée dans ma maison et qu’elle a pris mon enfant, je me souviens de la terreur que j’ai ressentie en la voyant, avec Evie, au fond du jardin. Je repense à cet affreux petit sourire qu’elle m’a fait quand je l’ai vue devant chez les Hipwell. L’inspectrice Riley n’a pas idée d’à quel point Rachel peut être dangereuse.

RACHEL

Dimanche 4 août 2013

Matin

Le cauchemar dont je me réveille ce matin est différent : dans celui-là, j’ai fait quelque chose de mal, mais je ne sais pas ce que c’est, tout ce que je sais, c’est que c’est irréparable. Tout ce que je sais, c’est que Tom me déteste, qu’il ne veut plus me parler, qu’il a raconté à tous les gens que je connais les choses terribles que j’ai faites, et que, maintenant, ils ont tous pris parti contre moi : mes anciens collègues, mes amis, même ma mère. Ils m’observent avec dégoût, mépris, et personne ne m’écoute, personne ne me laisse l’opportunité de dire à quel point je suis désolée. Je me sens affreusement mal, coupable, mais je suis incapable de retrouver ce que j’ai pu faire. Au réveil, je sais que ce rêve doit venir d’un ancien souvenir, d’une transgression passée – peu importe laquelle, désormais.