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Et j’ai besoin de le voir. J’ai besoin de faire quelque chose, parce que la police ne s’intéresse qu’à Scott. On l’a encore interrogé hier. Bien sûr, la police refuse de confirmer, mais, sur Internet, on trouve des images de Scott entrant dans le commissariat, sa mère à ses côtés. Sa cravate était trop serrée, on aurait dit qu’elle l’étranglait.

Tout le monde y va de son hypothèse. Les journaux estiment que la police essaie d’être plus prudente, qu’ils ne peuvent pas se permettre une nouvelle arrestation précipitée. On parle d’une enquête bâclée, on suggère qu’un changement d’équipe est nécessaire. Sur Internet, on raconte des choses terribles sur Scott, des théories dingues, immondes. On voit des captures d’écran de sa première intervention télévisée où, en larmes, il demandait le retour de sa femme, et, à côté, des images d’assassins qui sont également apparus aux informations, en pleurs, lorsqu’ils semblaient eux aussi désemparés par la disparition d’un être cher. C’est horrible, inhumain. Je ne peux que prier pour qu’il ne tombe jamais sur ces choses-là. Ça lui briserait le cœur.

Alors, c’est peut-être bête ou inconscient, mais je vais rencontrer Kamal Abdic, car, contrairement à tous ceux qui tirent des conclusions hâtives, moi, j’ai vu Scott. J’ai été assez proche de lui pour le toucher, je le connais, et ce n’est pas un meurtrier.

Soir

Je chancelle en montant les marches de la gare de Corly. Ça fait des heures que je tremble ainsi, ça doit être l’adrénaline, mon cœur refuse de ralentir. Le train est bondé. Je n’ai pas la moindre chance de trouver un siège là-dedans, ce n’est pas comme d’embarquer à Euston, alors je me tiens debout, au milieu de la voiture. C’est de la torture. Je m’applique à respirer calmement, en fixant mes pieds. J’essaie d’analyser ce que je ressens.

De l’exultation, de la peur, de la confusion, et de la culpabilité. Surtout de la culpabilité.

Ce n’était pas ce que j’avais imaginé.

Le temps de me rendre au cabinet, j’avais réussi à me mettre dans un état de terreur absolue. J’étais convaincue qu’un seul regard lui suffirait pour savoir que je savais, pour me voir comme une menace. J’avais peur de dire ce qu’il ne fallait pas, peur de ne pas parvenir à m’empêcher de prononcer le nom de Megan pour une raison ou une autre. Puis je suis entrée dans une salle d’attente, banale, ennuyeuse, et j’ai parlé à une réceptionniste d’une trentaine d’années qui a noté mes coordonnées sans vraiment me prêter attention. Je suis allée m’asseoir et j’ai attrapé un exemplaire de Vogue que j’ai feuilleté de mes doigts tremblotants. J’essayais de me concentrer sur l’épreuve qui m’attendait, tout en m’attachant à manifester la même lassitude que les autres patients.

Il y en avait deux autres : un homme d’une vingtaine d’années qui lisait quelque chose sur son téléphone, et une femme plus âgée qui regardait ses pieds d’un air sombre, sans jamais lever les yeux, même quand la réceptionniste l’a appelée. Elle s’est levée et est partie d’un pas traînant, elle savait où aller. J’ai attendu cinq minutes, dix. Je sentais ma respiration se faire plus difficile. Il faisait chaud dans la salle d’attente, et il n’y avait pas le moindre courant d’air, ce qui me donnait l’impression que je n’avais pas assez d’oxygène pour emplir mes poumons. J’ai cru que j’allais m’évanouir.

Puis une porte s’est ouverte brusquement et un homme est entré, et, avant même d’avoir eu le temps de bien le voir, j’ai su que c’était lui. Je l’ai su de la même manière que j’avais su que ce n’était pas Scott la première fois que je l’avais vu, quand il n’était rien de plus qu’une ombre fondant sur elle – une simple impression de grande taille, de mouvements amples, mesurés. Il m’a tendu une main.

— Madame Watson ?

J’ai levé les yeux pour croiser son regard, et j’ai senti une décharge électrique me parcourir jusqu’en bas du dos. J’ai glissé ma main dans la sienne. Elle était chaude, sèche et immense, elle enveloppait entièrement la mienne.

— S’il vous plaît, a-t-il dit en me faisant signe de le suivre dans son bureau.

Je me suis exécutée et, sur ce court trajet, je me suis sentie mal, prise de vertiges. Je marchais dans ses pas. Elle avait fait tout cela. Elle s’était assise en face de lui dans le fauteuil qu’il venait de m’indiquer, il avait probablement calé les mains sous son menton comme il le faisait cet après-midi, et il avait probablement hoché la tête de la même manière en lui disant :

— Bien, de quoi avez-vous envie de me parler, aujourd’hui ?

Tout en lui donnait une impression de chaleur : sa main, quand je l’avais serrée, ses yeux, le ton de sa voix. J’ai examiné son visage à la recherche d’indices, de signes de la brute sauvage qui avait ouvert le crâne de Megan, de l’ombre du réfugié traumatisé qui avait perdu sa famille. Je n’ai rien vu. Et, un instant, je me suis oubliée. J’ai oublié d’avoir peur de lui. Assise là, je ne paniquais plus. J’ai dégluti, j’ai essayé de me souvenir de ce que j’avais à dire, et je l’ai dit. Je lui ai raconté que j’avais des problèmes de boisson depuis quatre ans, que mon alcoolisme m’avait coûté mon mariage et mon emploi, que, de toute évidence, il me coûtait ma santé, et que je craignais qu’il ne finisse par me coûter la raison.

— Je ne me souviens pas de certaines choses, ai-je dit. Je perds connaissance et j’oublie où je suis allée et ce que j’ai fait. Parfois, je me demande si j’ai fait ou dit des choses affreuses, et je ne m’en souviens pas. Et si… si quelqu’un me dit quelque chose que j’ai fait, ça ne me ressemble pas. Je n’ai pas l’impression que ça ait pu être moi qui aie fait ces choses-là. Et c’est tellement dur de se sentir responsable de quelque chose dont on ne se souvient pas. Alors je ne me sens jamais assez coupable. Je me sens mal, mais ce que j’ai fait, c’est… c’est en dehors de moi. C’est comme si ça ne m’appartenait pas vraiment.

J’ai sorti ces mots, j’ai étalé toute cette vérité à ses pieds après quelques minutes à peine en sa présence. J’étais prête à en parler, j’attendais de pouvoir confier tout cela à quelqu’un. Mais ça n’aurait pas dû être lui. Il m’a écoutée, ses yeux ambrés posés sur moi, les mains jointes, sans un mouvement. Il n’a pas balayé la pièce du regard, il n’a pas pris de notes. Il a écouté. Puis, imperceptiblement, il a hoché la tête et a dit :

— Vous voudriez assumer ce que vous avez fait, mais c’est difficile, parce que vous avez du mal à vous sentir responsable de quelque chose dont vous ne pouvez pas vous souvenir ?

— Oui, c’est ça, c’est exactement ça.

— Bien. Quels sont les moyens que nous avons d’assumer les conséquences ? Vous pourriez vous excuser ; même si vous ne vous rappelez pas avoir commis les fautes en question, ça ne signifie pas que vos excuses, et le sentiment qui motive vos excuses, ne seraient pas sincères.

— Mais je voudrais le ressentir. Je voudrais me sentir… plus mal.

C’est étrange à dire, mais c’est pourtant ce que je ressens. Je ne me sens pas assez mal. Je sais de quoi je suis responsable, je sais les choses terribles que j’ai faites, même si je ne me souviens pas des détails, mais je me sens détachée de ces actes. En marge.

— Vous pensez que vous devriez vous sentir plus mal que vous ne vous sentez déjà ? Que vous ne vous sentez pas suffisamment coupable de vos erreurs ?

— Oui.

Kamal a secoué la tête.

— Rachel, vous m’avez dit que vous aviez perdu votre mariage, que vous aviez perdu votre emploi… Vous ne pensez pas que c’est une punition suffisante ?

J’ai secoué la tête à mon tour. Il s’est légèrement redressé dans son fauteuil.

— Je crois que vous êtes peut-être trop dure envers vous-même.

— Non.

— D’accord. Très bien. Est-ce qu’on pourrait revenir un peu en arrière ? Au moment où vos problèmes ont commencé. Vous avez dit que ça avait démarré il y a… quatre ans ? Vous pouvez me parler de cette époque ?