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Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi, dans ses bras, mais, quand je reviens à moi, j’entends mon téléphone qui sonne. Je ne réponds pas mais, peu après, un bip me prévient de l’arrivée d’un texto. C’est Scott. « Tu es où ? » Et, quelques secondes plus tard, le téléphone se remet à sonner. Cette fois, c’est Tara. Je me dépêtre des bras de Kamal et je réponds.

— Megan, je ne sais pas ce que tu fabriques, mais il faut que tu appelles Scott. Il m’a déjà téléphoné quatre fois. Je lui ai dit que tu étais sortie nous racheter du vin, mais je pense qu’il ne m’a pas crue. Il dit que tu ne décroches pas ton portable.

Elle a l’air énervé et je sais que je devrais la rassurer, mais je n’en ai pas l’énergie.

— D’accord, dis-je. Merci. Je le rappelle tout de suite.

— Megan…

Mais je raccroche avant d’entendre un mot de plus.

Il est dix heures passées, je suis là depuis plus de deux heures. Je coupe mon téléphone et me tourne vers Kamal.

— Je ne veux pas rentrer chez moi, dis-je.

Il hoche la tête mais ne me propose pas de rester. Au lieu de cela, il se lève et dit :

— Tu peux revenir, si tu en as envie. Une autre fois.

Je fais un pas vers lui, je referme le fossé entre nos deux corps, je me dresse sur la pointe des pieds et j'embrasse ses lèvres. Il ne se dérobe pas.

RACHEL

Samedi 3 août 2013

Matin

Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais dans les bois et que je marchais, toute seule. C’était l’aube, ou le crépuscule, je ne sais plus très bien, mais il y avait quelqu’un d’autre avec moi. Je ne le voyais pas, mais je savais qu’il était derrière moi, et qu’il gagnait du terrain. Je ne voulais pas qu’on me voie, je voulais m’enfuir, mais, impossible, j’avais les jambes trop lourdes et, quand j’essayais de crier, je n’émettais pas le moindre son.

À mon réveil, les rayons du soleil pénètrent dans la pièce entre les lamelles du store. La pluie s’en est allée, son travail accompli. Il fait chaud dans la chambre, ça sent le fauve – je l’ai à peine quittée depuis jeudi. J’entends les gémissements et les vrombissements de l’aspirateur, dans l’appartement. Cathy fait le ménage. Un peu plus tard, elle ira faire un tour, et j’en profiterai pour me risquer à sortir. Je ne suis pas sûre de ce que je ferai, je n’arrive pas à me reprendre en main. Encore une journée à boire, peut-être, et demain j’arrêterai.

Mon téléphone vibre brièvement : plus de batterie. Je le prends pour le brancher au chargeur, mais je me rends compte que j’ai deux appels manqués, datant d’hier soir. J’appelle ma boîte vocale. Un message.

— Rachel, coucou, c’est maman. Écoute, je dois aller à Londres demain. Samedi. J’ai quelques courses à faire. On pourrait se retrouver pour prendre un café ? Ma chérie, ce n’est pas vraiment le bon moment pour que tu viennes passer du temps à la maison. Il y a… bon, j’ai un nouvel ami, et tu sais comment c’est, au début.

Elle glousse, puis reprend :

— Mais, en tout cas, ça me fera plaisir de te prêter un peu d’argent pour te dépanner deux ou trois semaines. On en reparle demain. Allez, au revoir, ma chérie.

Il va falloir que je sois franche avec elle, que je lui explique avec honnêteté la situation dans laquelle je suis. Mais ça, ce n’est pas une conversation que je peux avoir cent pour cent sobre. Je m’extrais péniblement de mon lit : je peux aller faire un tour au supermarché et prendre un ou deux verres avant de partir. Histoire de me détendre. Je regarde à nouveau mon téléphone et je vais dans la liste des appels manqués. Le second est de Scott. À une heure moins le quart du matin. Je reste assise là, le portable à la main, à peser le pour et le contre : est-ce que je dois le rappeler ? Pas tout de suite, il est trop tôt. Peut-être un peu plus tard ? Après un seul verre, par contre, pas deux.

Je branche le téléphone au chargeur, j’ouvre le store et la fenêtre, puis je vais dans la salle de bains pour prendre une douche froide. Je me frotte la peau, je me lave les cheveux, et je tâche de faire taire la petite voix dans ma tête qui me répète que c’est un peu étrange, tout de même, qu’il appelle une autre femme au milieu de la nuit, à peine quarante-huit heures après la découverte du corps de son épouse.

Soir

L’averse vient de s’arrêter, et le soleil est presque ressorti de sous les épais nuages blancs. Je me suis acheté une de ces bouteilles de vin miniatures – une seule. Je n'aurais pas dû, mais un déjeuner en compagnie de ma mère éprouverait la détermination du plus fervent des abstinents. Mais bon, elle a promis de me faire un virement de trois cents livres sur mon compte bancaire, alors ce n’était pas juste une perte de temps.

Je ne lui ai pas expliqué la gravité de ma situation. Je ne lui ai pas dit que j’avais perdu mon travail depuis des mois, ni que j’avais été virée (elle pense que son argent va me servir à tenir le coup, le temps que ma prime de licenciement à l’amiable arrive). Je ne lui ai pas parlé non plus de mes problèmes d’alcool, et elle n’a rien remarqué. Cathy, elle, remarque. Quand je l’ai croisée au moment où je sortais, ce matin, elle m’a jeté un regard et a aussitôt commenté :

— Pour l’amour de Dieu, Rachel ! Déjà ?

Je n’ai aucune idée de comment elle fait, mais elle sait toujours. Même quand je n’ai bu qu’un verre, il lui suffit d’une seconde pour savoir.

— Ça se voit à tes yeux, dit-elle.

Mais quand je m’examine dans le miroir, moi, je trouve que j’ai la même tête que d’habitude. Sa patience a des limites, sa compassion aussi. Il faut que j’arrête. Mais pas aujourd’hui. Je ne peux pas aujourd’hui. C’est trop dur aujourd’hui.

C’était à prévoir, j’aurais dû m’en douter, et pourtant ça a été la surprise. Quand je suis montée à bord du train, elle était partout, son visage enjoué à la une de tous les journaux : Megan, belle, blonde, heureuse, le regard rivé sur l’objectif – rivé sur moi.

Quelqu’un a laissé un exemplaire du Times sur un siège, alors j’en profite pour lire leur article. Le corps a été officiellement identifié hier soir, et l’autopsie a lieu aujourd’hui. L’article cite la déclaration d’un porte-parole de la police : « La cause du décès de madame Hipwell risque d’être difficile à établir, car son corps est resté un certain temps à l’extérieur, et il a été immergé au moins quelques jours. » C’est affreux, quand j’y pense, avec sa photo juste sous les yeux. De quoi elle avait l’air avant, et à quoi elle doit ressembler aujourd’hui.

Le journaliste mentionne brièvement Kamal, son arrestation et sa libération, puis est retranscrit un communiqué du capitaine Gaskill disant que « la police se penche sur diverses pistes », ce qui signifie probablement qu’ils n’ont pas le début d’une piste. Je referme le journal et le pose par terre, à mes pieds. Je ne supporte plus de voir son visage. Je ne veux plus lire ces mots sans espoir, vides de sens.

J’appuie la tête contre la vitre. On passera bientôt devant le numéro quinze. Je jette un rapide coup d’œil, mais, de ce côté des rails, je suis trop loin pour distinguer quoi que ce soit. Je n’arrête pas de penser au jour où j’ai vu Kamal, à la façon dont il l’a embrassée, à ma colère. Je voulais aller voir Megan et avoir une sérieuse explication avec elle. Et si je l’avais fait ? Que se serait-il passé si j’y étais allée, que j’avais tambouriné à la porte pour lui demander ce qu’elle était en train de fabriquer ? Est-ce qu’elle serait encore là, sur son balcon ?

Je ferme les yeux. À Northcote, quelqu’un monte et vient s’asseoir à côté de moi. Je n’ouvre pas les yeux, mais je songe que c’est un peu étrange, parce que la voiture est à moitié vide. Les poils sur mes bras se hérissent soudain. Je respire un parfum d’après-rasage sous une odeur de cigarette, et je sais que j’ai déjà senti cette odeur.

— Salut.

Je tourne la tête et je reconnais l’homme aux cheveux roux, celui de la gare, celui de ce samedi soir-là. Il me sourit et me tend la main. Trop surprise pour réfléchir, je la serre. Il a la paume dure et calleuse.