Jeudi 1er août 2013
Matin
Mon visage est recouvert par quelque chose, je n’arrive pas à respirer, je suffoque. Quand je retrouve le chemin vers l’éveil, je respire péniblement et j’ai mal à la poitrine. Je me redresse, les yeux grands ouverts, et je vois quelque chose se mouvoir dans un coin de la pièce, une tache d’un noir profond qui ne cesse de croître, et je manque de crier – puis je suis enfin réveillée pour de bon et il n’y a rien dans ce coin de ma chambre, mais je suis bien assise dans mon lit et mes joues sont baignées de larmes.
Le jour est presque levé, la lumière dehors commence tout juste à se teinter de gris, et la pluie tambourine contre ma fenêtre. Je ne peux plus me rendormir, pas avec mon cœur qui bat à cent à l’heure, si fort que j’en ai encore mal.
Je crois qu’il me reste du vin en bas, mais je n’en suis pas sûre. Je ne me souviens pas d’avoir fini la seconde bouteille. Il sera tiède – je ne peux pas le laisser dans le frigo, parce que, si Cathy le trouve, elle le videra dans l’évier. Elle a tellement envie que j’aille mieux, mais, jusqu’à présent, ça ne se passe pas comme prévu. Il y a un petit placard sous l’escalier qui abrite le compteur à gaz. S’il reste du vin, ce sera là que je l’aurai caché.
Je sors discrètement sur le palier et descends les marches sur la pointe des pieds dans la semi-obscurité. J’ouvre le petit placard et je soupèse la bouteille : c’est décevant, elle est très légère, il ne doit pas y avoir plus d’un verre. Mais c’est mieux que rien. Je le verse dans une tasse (comme ça, au cas où Cathy se lèverait, je pourrais lui faire croire que c’est du thé) et je mets la bouteille vide à la poubelle (en prenant bien soin de la dissimuler sous une brique de lait et un paquet de chips). Dans le salon, j’allume la télé, je coupe le son et je m’assois sur le canapé.
Je zappe de chaîne en chaîne – je ne tombe que sur des émissions pour enfants et des publicités, jusqu’au moment où je reconnais soudain des images de la forêt de Corly, qui est juste au bout de la route ; on la voit depuis le train. La forêt de Corly sous cette pluie battante, les champs entre l’orée du bois et la voie ferrée submergés par les précipitations.
Je ne sais pas pourquoi je mets autant de temps à comprendre ce qui se passe. Dix secondes, quinze, vingt, je regarde des voitures, des rubans de police bleu et blanc, une grande tente blanche à l’arrière-plan, et ma respiration se fait de plus en plus courte jusqu’à ce que je la retienne totalement et que je ne respire plus du tout.
C’est elle. Elle était dans les bois, tout ce temps, juste à côté de la voie ferrée. Je suis passée devant ces champs, chaque matin et chaque soir, je faisais mon trajet sans me douter de rien.
Dans les bois. J’imagine une tombe creusée sous des buissons fournis, camouflée à la hâte. J’imagine le pire, l’impossible – son corps pendu à une corde, dans un coin reculé au cœur de la forêt, où personne ne s’aventure jamais.
Ce n’est peut-être même pas elle. Peut-être que c’est autre chose. Je sais que ce n’est pas autre chose.
Un journaliste apparaît à l’écran, ses cheveux bruns lissés contre son crâne. Je monte le volume, et je l’écoute me dire ce que je sais déjà, ce que je sens en moi – que ce n’était pas moi qui n’arrivais pas à respirer, ce matin, c’était Megan.
— Oui, dit-il en réponse à quelqu’un au studio, la main appuyée contre l’oreille. La police a désormais confirmé que le corps d’une jeune femme a été retrouvé immergé dans les eaux qui ont inondé un champ au bord de la forêt de Corly, située à près de huit kilomètres du domicile de Megan Hipwell. Comme vous le savez, madame Hipwell a disparu début juillet – le treize, pour être précis – et personne ne l’a revue depuis. La police précise que le corps, découvert tôt dans la matinée par des gens qui promenaient leur chien, n’a pas encore été officiellement identifié. Cependant, ils estiment eux aussi qu’il doit s’agir de Megan. Le mari de madame Hipwell a déjà été informé.
Il cesse de parler quelques instants, pendant que la présentatrice lui pose une question, mais je ne l’entends pas à cause du sang qui rugit dans mes oreilles. Je porte la tasse à mes lèvres et la vide jusqu’à la dernière goutte.
Le journaliste a repris la parole :
— Oui, Kay, c’est exact. Il semble que le corps a été enterré ici, dans les bois, probablement depuis un certain temps, et que ce sont les récentes pluies diluviennes qui l’ont mis au jour.
C’est pire, c’est bien pire que ce que j’imaginais. Je la vois, désormais, je vois son visage gâté par la boue, ses bras pâles à la lumière du jour, tendus vers le ciel, comme si elle avait tenté de se frayer un chemin hors de la tombe avec ses seuls ongles. Je sens un liquide chaud remonter dans ma bouche, mélange amer de bile et de vin, et je cours à l’étage pour vomir.
Soir
J’ai passé la majeure partie de la journée au lit. J’ai essayé de remettre mes idées en ordre. J’ai essayé de reprendre chaque souvenir, chaque image, chaque rêve, et de reconstituer ce qui s’est passé ce samedi soir. Pour y trouver un sens, pour y voir mieux, j’ai tout mis par écrit. Le crissement de mon stylo sur le papier me donnait l’impression qu’on me murmurait des choses, et ça me rendait nerveuse. Je n’arrêtais pas de songer qu’il devait y avoir quelqu’un d’autre dans l’appartement, derrière ma porte, et je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer que c’était elle.
J’avais presque trop peur pour ouvrir la porte de ma chambre, mais évidemment il n’y avait personne. Je suis descendue et j’ai rallumé la télévision. Les mêmes images que ce matin tournaient en boucle : la forêt sous la pluie, des voitures de police sur un chemin boueux, cette affreuse tente blanche, tout ça en un magma grisâtre, puis soudain Megan souriant à l’objectif, toujours aussi belle, intacte. Puis c’est Scott, tête baissée, qui repousse les photographes pour sortir de chez lui, Riley à ses côtés. Puis le cabinet de Kamal. Mais aucun signe de lui.
Je n’avais pas envie d’avoir le son, mais j’ai bien été obligée de remonter le volume – pour ne plus entendre le silence résonner dans mes oreilles. La police dit que la femme, qui n’a toujours pas été officiellement identifiée, est morte depuis quelque temps déjà, peut-être plusieurs semaines. Ils disent que la cause du décès n’a pas encore été établie. Ils disent qu’il n’y a pas de preuve qu’il s’agisse d’un crime à caractère sexuel.
Ça me paraît une remarque très idiote. Je sais bien ce qu’ils veulent dire : ils ne pensent pas qu’elle a été violée, et c’est tant mieux évidemment, mais ça ne signifie pas pour autant qu’il n’y avait pas de caractère sexuel. Il me semble, à moi, que Kamal la voulait, qu’il n’a pas pu l’avoir parce qu’elle a dû essayer de le quitter, et qu’il ne l’a pas supporté. C’est un caractère sexuel, ça, non ?
Je n'en peux plus de voir tout ça, alors je repars à l’étage me réfugier sous ma couette. Je vide mon sac à main, j’examine chacune de mes notes gribouillées sur un bout de papier, toutes ces bribes d’information que j’ai rassemblées, ces souvenirs qui ne cessent de se transformer, telles des ombres, et je me demande : pourquoi est-ce que je fais tout ça ? à quoi cela peut-il me servir ?
MEGAN
Jeudi 13 juin 2013
Matin
Je n’arrive pas à dormir avec cette chaleur. Je sens des insectes invisibles courir sur ma peau, j’ai une rougeur sur la poitrine, je ne parviens pas à bien m’installer. Et Scott semble irradier de la chaleur ; j’ai l’impression d’être allongée près d’un feu. J’essaie de m’éloigner le plus possible, mais ça ne suffit pas, même à l’extrémité du lit, les draps repoussés. C’est insupportable. J’ai hésité à aller me coucher sur le futon dans la chambre d’amis, mais il déteste ça, quand il se réveille et que je ne suis pas là, on finit toujours par se disputer pour une chose ou une autre. Le plus souvent, c’est à propos de ce qu’on pourrait faire d’autre de cette chambre d’amis, ou de la personne à laquelle je pensais pendant que j’étais là, toute seule. Parfois, j’ai envie de lui hurler : « Mais laisse-moi partir, laisse-moi partir ! Laisse-moi respirer ! » Alors je n’arrive pas à dormir, et je lui en veux. J’ai l’impression que la dispute a déjà commencé, même si elle n’a lieu que dans mes pensées.