Ses mots sonnent vides, faux, mais, sans voir ses yeux, je ne suis pas capable de savoir pourquoi. Je n’arrive pas à définir la raison pour laquelle il ne semble pas réellement croire qu’elle rentrera à la maison ; est-ce parce que toute la foi qu’il possédait lui a été arrachée par les événements de ces derniers jours, ou parce qu’il sait déjà, lui, qu’elle ne rentrera jamais ?
C’est alors que ça me revient : le souvenir d’avoir appelé son numéro hier. Une fois, deux ? Je cours à l’étage pour prendre mon téléphone, que je trouve sur le lit, pris dans les plis des draps. J’ai trois appels manqués : un de Tom et deux de Scott. Pas de message. L’appel de Tom a eu lieu dans la soirée d’hier, et le premier appel de Scott aussi, mais plus tard, peu avant minuit. Son second appel était ce matin, il y a à peine quelques minutes.
Mon cœur retrouve un peu de légèreté. C’est positif : malgré la réaction de sa mère, malgré ce qu’elle a lourdement sous-entendu (« Merci de votre aide, et maintenant, du balai ! »), Scott a toujours envie de me parler. Il a besoin de moi. Je ressens une bouffée d’affection soudaine pour Cathy, une profonde gratitude pour ma colocataire qui a vidé dans l’évier le reste de la bouteille de vin. Il faut que je garde les idées claires, pour Scott. Il a besoin que je sois en état de réfléchir.
Je prends une douche, je m’habille et je me fais un autre café, puis je vais me rasseoir dans le salon, mon carnet noir prêt à l’emploi, et je rappelle Scott.
— Vous auriez dû me le dire, lâche-t-il à la seconde où il décroche. Me dire ce que vous étiez.
Il parle d’un ton neutre, froid. Mon ventre se tord instantanément. Il sait.
— L’inspectrice Riley est venue me parler juste après sa libération. Il a nié avoir eu une aventure avec elle. Et elle m’a expliqué que le témoin qui a suggéré qu’il se passait quelque chose entre eux n’était pas quelqu’un de fiable. Que c’était une alcoolique. Qui avait peut-être des problèmes mentaux. Elle ne m’a pas donné son nom, mais j’imagine que c’est de vous qu’elle parlait ?
— Mais… non, je balbutie. Non. Je ne suis pas… je n’avais rien bu quand je les ai vus ensemble. Il était huit heures et demie du matin.
Comme si ça prouvait quoi que ce soit.
— Et ils ont trouvé des preuves, je l’ai entendu aux informations. Ils ont trouvé…
— Des preuves insuffisantes.
La communication est coupée.
Vendredi 26 juillet 2013
Matin
Je ne fais plus allers-retours à mon travail imaginaire. J’ai abandonné mon cinéma. Je fais à peine l’effort de sortir de mon lit. Je crois que la dernière fois que je me suis brossé les dents, c’était mercredi. Je feins toujours d’être malade, mais je crois bien que personne n’est dupe.
Rien que l’idée de me lever, de m’habiller, de prendre le train et d’aller à Londres pour errer dans les rues me paraît insurmontable. C’est déjà suffisamment difficile quand le soleil brille, mais ce serait impossible sous ce déluge. Cela fait trois jours qu’il pleut des cordes, une pluie froide, battante et incessante.
J’ai du mal à dormir et ce n’est plus seulement une question d’alcool : ce sont les cauchemars. Je suis coincée quelque part, et je sais que quelqu’un approche, et qu’il y a une sortie, je le sais, je sais que je l’ai vue juste avant, mais je ne parviens pas à retrouver mon chemin, et, quand il m’attrape, je n’arrive pas à hurler. J’essaie, je prends de l’air dans mes poumons et je l’éjecte, mais il n’y a aucun bruit, rien qu’un filet d’air gémissant, comme une personne à l’agonie qui tente de respirer.
Parfois, dans mes cauchemars, je me retrouve dans le passage souterrain à côté de Blenheim Road, mais le chemin derrière moi est condamné, et je ne peux plus avancer parce qu’il y a quelque chose, quelqu’un qui m’attend, et je me réveille prise d’une terreur panique.
Ils ne la retrouveront jamais. Chaque jour, chaque heure qui passe renforce ma certitude. Elle va devenir un de ces noms, une de ces histoires qu’on entend : disparue, recherchée, son corps jamais retrouvé. Et Scott n’obtiendra jamais ni justice, ni paix. Il ne pourra jamais pleurer une morte ; il ne saura jamais ce qui lui est arrivé. Il n’aura ni conclusion, ni résolution. Ces pensées me tiennent éveillée, la nuit, et j’ai mal pour lui. Il n’y a rien de pire, je n’imagine pas plus douloureux que de ne pas savoir, et cela ne s’arrêtera jamais.
Je lui ai écrit. J’ai admis que j’avais un problème, puis j’ai menti à nouveau, je lui ai dit que je m’étais prise en main, et que je me faisais soigner. Je lui ai dit que je n’avais pas de problèmes mentaux. Je n’arrive plus à savoir si c’est vrai ou pas. Je lui ai dit que je n’avais aucun doute sur ce que j’avais vu, et que je n’avais rien bu au moment de cette scène. Au moins ça, c’est vrai. Il ne m’a pas répondu. Je n’y croyais pas vraiment, de toute façon. Les liens sont rompus, on m’a exclue. Peu importe ce que je veux lui dire, je ne le pourrai jamais. Et je ne peux pas l’écrire, ça semblerait bizarre. Je veux qu’il sache à quel point je suis désolée que ça n’ait pas suffi que je les oriente vers Kamal, que je leur dise : « Regardez, il est là. » J’aurais dû voir quelque chose. Ce samedi-là, j’aurais dû garder les yeux ouverts.
Soir
Je suis complètement trempée, morte de froid, j'ai le bout des doigts blanchi et ridé, la tête qui me lance à cause d’une gueule de bois qui a démarré vers dix-sept heures trente. Rien d’anormal, vu que j’ai commencé à boire avant midi. Je suis sortie m’acheter une autre bouteille, mais mes plans ont été contrariés par le distributeur, qui m’a opposé un obstacle auquel je m’attendais depuis un petit moment : « Votre compte ne dispose pas des fonds suffisants pour cette opération. »
Après cela, je me suis mise à marcher. J’ai erré sans but pendant plus d’une heure sous la pluie battante. Le quartier piéton d’Ashbury m’appartenait à moi seule. Au cours de cette promenade, j’ai décidé que je devais agir. Il faut que je me rachète. J’ai été en dessous de tout.
Maintenant, ruisselante et presque sobre, je vais appeler Tom. Je n’ai pas envie de savoir ce que j’ai fait, ce que j’ai dit ce fameux samedi, mais il faut que je le découvre. Ça pourrait stimuler ma mémoire. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais j’ai la certitude qu’il me manque quelque chose, un indice vital. Peut-être qu’il ne s’agit que d’une autre illusion, une dernière tentative de me prouver que je peux être utile. Mais peut-être que c’est réel.
— J’essaie de t’avoir au téléphone depuis lundi, dit Tom quand il décroche.
Puis il ajoute :
— J’ai appelé ton travail.
Il laisse cette dernière phrase faire son chemin. Je suis déjà sur la défensive, gênée, honteuse.
— Il faut que je te parle de samedi soir, dis-je. L’autre soir, tu vois lequel.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Moi, j’ai besoin de te parler de lundi, Rachel. Qu’est-ce que tu fichais chez Scott Hipwell ?
— Ça n’a pas d’importance, Tom…
— Si, bon sang ! Qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Tu te rends compte, quand même, qu’il est peut-être… je veux dire, on n’en sait rien, pas vrai ? Il lui a peut-être fait quelque chose, finalement. À sa femme.
— Il n’a rien fait à sa femme, dis-je avec assurance. Ce n’est pas lui.
— Et qu’est-ce que tu en sais ? Rachel, qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai juste… Tu dois me croire. Ce n’est pas pour ça que je t’appelle. J’ai besoin de te parler de ce soir-là, du samedi en question. Du message que tu m’as laissé. Tu étais en colère. Tu as dit que j’avais fait peur à Anna.
— Oui, tu lui as fait peur. Elle t’a croisée dans la rue, tu titubais, et tu t’es mise à lui hurler des insultes. Elle était terrifiée, après ce qui s’était passé la dernière fois. Avec Evie.
— Est-ce qu’elle… est-ce qu’elle a fait quelque chose ?
— Comment ça ?
— Est-ce qu’elle m’a fait quelque chose, à moi ?