Toute la journée, j’ai guetté l’annonce officielle des charges qui pesaient sur lui : enlèvement, agression, ou pire. J’ai attendu qu’on nous dise où elle était, où il l’avait enfermée. Ils ont montré des images de Blenheim Road, de la gare, de la porte d’entrée de chez Scott. Les commentateurs se perdent en conjectures pour savoir pourquoi ni le téléphone de Megan ni ses cartes bancaires n’avaient été utilisés depuis plus d’une semaine.
Tom m’a appelée plus d’une fois. Je n’ai pas décroché. Je sais ce qu’il me veut. Il veut me demander pourquoi j’étais chez Scott Hipwell hier matin. Je vais le laisser se poser des questions. Ça n’a rien à voir avec lui. Tout ne tourne pas autour de lui. En plus, j’imagine que c’est elle qui le pousse à m’appeler. Et je ne lui dois aucune explication, à celle-là.
J’ai attendu, et attendu encore, et toujours rien : à la place, on a beaucoup parlé de Kamal, ce professionnel de santé qui a écouté les secrets et les soucis de Megan, qui a gagné sa confiance pour en abuser ensuite, qui l’a séduite puis… Dieu sait quoi.
J’ai découvert qu’il était musulman, bosniaque, un survivant de la guerre d’ex-Yougoslavie arrivé en Grande-Bretagne à quinze ans, en tant que réfugié. Loin d’avoir été épargné par la brutalité, il a perdu son père et deux frères plus âgés au cours du massacre de Srebrenica. Il a été condamné pour violence conjugale.
Plus j’en apprenais sur Kamal, plus je savais que j’avais eu raison : j’avais eu raison de parler de lui à la police, et de contacter Scott.
Ce matin, je me lève et j’enfile ma robe de chambre, puis je descends rapidement l’escalier pour allumer la télé. Je n’ai pas l’intention de sortir aujourd’hui. Si Cathy rentre inopinément, je lui dirai que je suis malade. Je me prépare un café, je m’assois devant le poste et j’attends.
Soir
Vers quinze heures, j’ai commencé à m’ennuyer ferme. J’en avais assez d’entendre parler des prestations sociales et des acteurs télé pédophiles, j’en avais marre de ne rien entendre au sujet de Megan, au sujet de Kamal, alors je suis allée à l'épicerie acheter deux bouteilles de blanc.
Je suis presque à la fin de la première quand ça arrive. Il y a autre chose à l’écran à ce moment-là, les images tremblotantes d’un bâtiment en cours de construction (ou de destruction) avec des bruits d’explosions au loin. La Syrie, l’Égypte, peut-être le Soudan ? J’ai le volume au minimum et je n’y prête pas vraiment attention. Puis je le vois : le bandeau des informations de dernière minute qui défile en bas de l’écran m’apprend que le gouvernement tente avec peu de résultats de réduire les sommes allouées aux aides juridiques et que Fernando Torres a une déchirure musculaire et sera dans l’incapacité de jouer pendant quatre semaines et que le principal suspect dans la disparition de Megan Hipwell a été libéré sans avoir été inculpé.
Je repose mon verre et j’attrape la télécommande, je monte le son plus fort, plus fort, plus fort. C’est forcément une erreur. Le reportage de guerre continue, il dure une éternité, et je sens ma tension monter au fur et à mesure, mais il s’achève enfin et la chaîne revient au studio, où la présentatrice reprend l’antenne : « Kamal Abdic, le suspect interpellé hier dans l’affaire Megan Hipwell, a été libéré sans avoir été inculpé. Abdic, le psychologue de madame Hipwell, était en détention depuis hier, mais il a été libéré ce matin car les preuves dont dispose la police sont insuffisantes pour l’inculper. »
Je n’entends pas la suite. Je reste assise là, ma vision se brouille, et une vague de bruit emplit mes oreilles. Je songe : « Ils l’avaient. Ils l’avaient, et ils l’ont laissé filer. »
À l’étage, un peu plus tard. J’ai trop bu, je ne parviens pas à discerner ce qui s’affiche sur l’écran de mon ordinateur, je vois double, triple. J’arrive à lire si je pose une main sur un œil. Ça me donne la migraine. Cathy est rentrée, elle m’a appelée depuis le rez-de-chaussée, alors je lui ai dit que j’étais au lit et que je n’allais pas bien. Elle sait que j’ai recommencé à boire.
J’ai l’estomac plein d’alcool. Je me sens mal. Impossible de réfléchir. J’aurais pas dû commencer à boire si tôt. J’aurais pas dû commencer à boire tout court. J’ai appelé le numéro de Scott il y a une heure, et encore une fois il y a quelques minutes. Ça aussi, j’aurais dû éviter. Je veux simplement savoir : qu’est-ce que Kamal leur a raconté ? Quels mensonges ont-ils été assez idiots pour gober ? La police a tout foutu en l’air. Quels abrutis. C’est cette Riley, c’est sa faute, j’en suis sûre.
Les journaux n’aident pas : maintenant, ils disent qu’il n’y a jamais eu de condamnation pour violence conjugale. C’était une erreur. Et ils le font passer pour la victime.
Plus envie de boire. Je sais que je devrais vider le reste dans l’évier parce que, sinon, ce sera encore là demain matin quand je me lèverai et, dès que je serai réveillée, je le boirai. Et une fois que j’aurai commencé, je ne pourrai plus m’arrêter. Je devrais le vider dans l’évier, mais je sais que je n’en ferai rien. Ça me fait au moins une perspective agréable pour demain matin.
Il fait sombre, et j’entends quelqu’un l’appeler. Une voix, basse au début, puis plus forte. En colère, désespérée, une voix qui appelle Megan. C’est Scott, il n’est pas content. Il l’appelle encore et encore. C’est un rêve, je crois. J’essaie à plusieurs reprises de le saisir, de m’y accrocher, mais plus je lutte, plus il s’éloigne, avant de s’évanouir.
Mercredi 24 juillet 2013
Matin
Un petit coup à la porte me réveille. La pluie tambourine contre ma fenêtre ; il est huit heures passées mais on dirait qu’il fait noir dehors. Cathy ouvre doucement et jette un coup d’œil dans la pièce.
— Rachel ? tout va bien ?
Elle aperçoit la bouteille à côté de mon lit et ses épaules s’affaissent.
— Oh, Rachel.
Elle entre et s’approche pour la ramasser. J’ai trop honte pour dire quoi que ce soit.
— Tu ne vas pas au travail ? demande-t-elle. Tu y es allée, hier ?
Elle n’attend pas ma réponse, elle se contente de tourner les talons et de partir en lâchant :
— Tu vas finir par te faire virer si tu continues comme ça.
Je devrais le lui dire, là, elle est déjà fâchée de toute façon. Je devrais la rattraper et lui dire : j’ai été virée il y a des mois quand je suis revenue au bureau complètement ivre après un déjeuner de trois heures avec un client, où j’ai été si malpolie et incompétente qu’il a quitté notre firme. En fermant les yeux, je revois les derniers instants de ce déjeuner, l’expression sur le visage de la serveuse quand elle me tend ma veste, le moment où je reviens en titubant au bureau, avec les collègues qui se retournent pour me regarder. Martin Miles qui m’entraîne à part. « Je crois que tu devrais rentrer chez toi, Rachel. »
Un coup de tonnerre, un éclair. Je me redresse brusquement. À quoi ai-je pensé, cette nuit ? J’ouvre mon petit carnet noir, mais je n’y ai rien écrit depuis hier midi : j’ai pris des notes sur Kamal, son âge, ses origines, sa condamnation pour violence conjugale. Je prends un stylo et tire un trait sur cette dernière ligne.
En bas, je me fais un café et j’allume la télévision. La police a tenu une conférence de presse hier et la chaîne Sky News en montre des extraits. Le capitaine Gaskill est là, pâle, émacié, avec un air de chien battu comme s’il s’était fait réprimander. Il ne mentionne pas une fois le nom de Kamal, il déclare simplement qu’un suspect était en détention pour être interrogé, mais qu’il a été libéré sans qu’aucune charge pèse sur lui, et que l’enquête continue. Les caméras s’éloignent pour s’intéresser à un Scott assis, voûté et mal à l’aise, et qui cligne des yeux devant les flashs des appareils photo. Son visage exprime une angoisse terrible. J’en ai mal au cœur. Il parle doucement, les yeux baissés. Il dit qu’il n’a pas perdu espoir, que peu importe les déclarations de la police, qu'il s’accroche toujours à l’idée que Megan finira par rentrer à la maison.