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Le bavardage d’Henriette lui fit pressentir son ignorance. Elle en eut honte.

— Moi, dit-elle, ça me surexcite au point que Robert en est effrayé. Je me raidis, ma gorge se contracte, et je ne peux plus émettre un son.

Ses lèvres distillèrent ce mensonge sans efforts. La curiosité de son amie l’en rémunéra, et elle enjoliva son histoire de détails nombreux et décisifs.

Henriette, vaincue, réduite au rang d’élève, parla de certains raffinements qu’elle avouait d’ailleurs ne point connaître, M. Berchon les jugeant contraires à la dignité du mariage.

— Quand on y a goûté, paraît-il, le reste est bien fade, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien fade, répéta Lucie interloquée.

Elle eut néanmoins l’aplomb de sourire et de continuer, l’air entendu :

— On voit bien que vous ne savez pas…

L’autre, humiliée, voulut des détails. Mais Mme Chalmin fut inflexible :

— Non, non, cela regarde votre mari, c’est une trop grande responsabilité…

Lucie conserva longtemps de cet entretien une inquiétude sourde. Quels raffinements ? Pourquoi Robert ne les lui enseignait-il pas ?

Afin de l’y contraindre et de se prouver ainsi qu’elle n’avait pas trompé Henriette, elle feignit des ardeurs excessives. Même elle joua l’évanouissement. Affolé, Chalmin prévint le docteur qui conseilla la modération. Elle n’en poursuivit pas moins son rôle de passionnée, métamorphose qui enchantait Robert. Il en attribua tout le mérite à sa persévérance, à son tact, à son horreur de la brusquerie. Il ne put se retenir de complimenter sa femme.

— Dis donc, chérie, je crois que nous y mordons. En vérité, je ne te supposais pas susceptible de tels emportements.

L’aisance avec laquelle elle dupait Chalmin la confondait. « Il ne manque pourtant pas, se disait-elle, d’indices capables de guider un homme expérimenté. » L’aveuglement de son mari lui suggéra quelque dédain et la conduisit au mensonge en d’autres circonstances.

Robert avait de la religion. Il pensait bien et pratiquait, non qu’il eût jamais approfondi cette matière, mais il estimait indispensable la croyance « aux traditions de nos aïeux » et communiait une fois l’an.

— Seulement, déclarait-il, ce qui suffit à l’homme ne suffit pas à l’épouse.

Et il avait obtenu de la sienne qu’elle remplît également ses devoirs aux fêtes de Noël, ce dont elle s’était acquittée sans conviction.

Avide d’indépendance, depuis son affranchissement, elle voulait se libérer, femme, de toutes les taches ennuyeuses qu’elle subissait, jeune fille, sous la tutelle de sa mère. La dévotion étroite de Mme Ramel, esclave des moindres règles prescrites, jeunes, retraites, pèlerinages, vêpres, loin d’induire Lucie en piété, l’avaient au contraire prédisposée à la révolte. D’esprit trop restreint pour envisager la religion en dehors de ses cultes, elle la considérait uniquement comme la corvée la plus insupportable de son passé. Et de celle-là surtout elle tenait à se défaire.

Quand vint la semaine sainte, Robert lui dit :

— Tu penses à communier, n’est-ce pas chérie ?

Elle répliqua sincèrement :

— Oui, je vais m’en occuper.

En effet, le mardi de Pâques, au soir, elle franchit la porte de Saint-Vincent. De nombreux fidèles stationnaient, agenouillés autour du confessionnal. Ses lèvres ébauchèrent une prière et elle attendit. Du temps s’écoula. La foule des fervents diminuait à peine. Elle regarda sa montre : elle marquait sept heures. Alors, comme son tour tardait, elle s’en alla.

— Je te demande pardon, dit-elle à Robert, j’arrive de l’église, et il y avait un monde fou.

Il sourit affectueusement :

— Donc, tu es en état de grâce ?

Ce fut presque malgré elle, sans songer aux conséquences fâcheuses où cela l’entraînerait, qu’elle affirma :

— Oui, c’est pour demain.

Tout de suite elle regretta sa réponse et résolut de se confesser dès le matin, avant la messe. Mais les procédés respectueux de son mari atténuèrent son repentir. Il affectait une politesse attendrie, évitait tout propos qui pût l’offusquer, et quand elle se déshabilla, tourna scrupuleusement la tête. Un baiser au front, sur les cheveux, clôtura la journée.

Ces manières finirent par impressionner Lucie et elle s’endormit, l’âme légère, purifiée, comme si réellement l’absolution l’eût lavée de ses taches.

Toutefois le lendemain elle n’approcha pas de la sainte table. Robert n’en sut rien.

Ils sortaient toujours beaucoup. Ils étendirent ainsi le cercle de leurs relations et, désireux de rendre des politesses, ils remplacèrent les grands dîners par des thés « sans aucune cérémonie ».

Cette innovation d’un jeune ménage que la coutume dispensait de réceptions trop coûteuses, sembla fort originale. Lucie présidait avec grâce. On comparait ses allures simples et sa mise médiocre à ce qu’on appelait le mauvais genre et l’accoutrement tapageur de Mme Berchon. Pour celle-ci le monde était impitoyable, en haine de son élégance et de sa distinction naturelles. Lucie, elle, recueillait les sympathies générales. On approuvait sa tenue décente au milieu des hommes. Elle les regardait bien en face, mais d’un regard modeste, exempt de provocation. Elle riait discrètement et prenait de petites mines honteuses et comiques aux grivoiseries qu’on lui glissait. Le plus souvent, d’ailleurs, elle n’y entendait rien.

— Tu as l’air d’une ingénue, disait M. Bouju-Gavart.

Et persuadé au fond de ce qu’il avançait en plaisantant, il se permettait de menues privautés dont elle ne se souciait point.

L’après-midi, elle se promenait, soit avec sa mère, soit avec Mme Bouju-Gavart, rarement avec Henriette, suivant la prière de Chalmin : « Chez toi ou chez elle, voyez-vous tant que vous voudrez, mais en public et sans moi, cela peut te faire du tort. » Quand elle la rencontrait, elle n’en parlait pas à son mari.

Dans la rue, elle portait des chapeaux fermés, des robes et des manteaux de teinte sombre. Elle passait inaperçue.

En avril Mme Chalmin annonça qu’elle se croyait enceinte. Robert manifesta une joie bruyante. Lucie ne savait trop ce qu’elle ressentait. Devait-elle se réjouir ou se tourmenter ? Tantôt la présence de cet être encombrait son avenir, d’autres fois, au contraire, le parait de couleurs plus gaies et plus chaudes. Souvent l’appréhension du dénouement lui serra le cœur.

Mais une obsession la dominait. Resterait-elle abîmée ?

Depuis quelque temps, le germe d’orgueil qu’avaient déposé les flagorneries de M. Bouju-Gavart et vivifié deux ou trois exclamations de Chalmin, peu enclin cependant à l’enthousiasme, ce germe grandissait et acquérait, dans l’ensemble de ses pensées, une importance notable. Elle s’admirait.

Chaque matin, au saut du lit, attifée de velours et de soie, elle se plantait devant son armoire à glace. Là, elle arrangeait les étoffes de façon à découvrir tel coin de sa chair, puis elle en changeait la disposition et mettait en lumière telle autre courbe. Puis, soudain, tous les voiles tombant, elle se contemplait avec une extase dans les yeux.

D’une beauté de formes indéniable, elle s’abusait néanmoins, ainsi que toutes les femmes, sur ses perfections. Comme elles, elle reconnaissait les points faibles de son visage, mais non ceux de son corps. Les épaules, superbes, manquaient encore d’ampleur. Les seins, fermes, et de lignes exquises, étaient irréprochables. Le défaut le plus grave consistait dans des hanches trop grêles et des jambes un peu longues. La taille, même privée de corset, conservait une finesse peut-être exagérée.

Elle s’habillait ensuite lentement, à regret.

Or qu’adviendrait-il de ce chef-d’œuvre, comme elle l’appelait tout bas ? Garderait-il sa pureté impeccable, après les fatigues de la grossesse et l’épreuve terrible de l’enfantement ? Ce doute lui infligea d’amères angoisses et des heures d’insomnie. Vite déformée, elle ne sortit plus. Elle s’absorbait en un chagrin croissant. Son ventre la terrifiait. Elle ne pouvait s’imaginer qu’il revint à ses proportions primitives.