— Je ne sais rien de comparable à la montée de la Rance, de Saint-Malo à Dinan, plaçaient-ils de temps à autre.
L’éloge de cette vallée, l’aspect morne de Guingamp, la mélancolie de Brest par une pluie battante, la traversée du golfe de Douarnenez par une mer terrible, formèrent un fond de conversation respectable. Enfin ils réunirent une demi-douzaine d’anecdotes concernant les habitants, leurs mœurs, leurs fêtes, leurs costumes. Aussi, Robert les dessinait en quelques traits typiques.
— Le Breton, déclarait-il, en homme qui a scrupuleusement observé, est un être poli, superstitieux, ignorant, sournois…
À leur retour, ils se rendirent à Dieppe, chez Mme Ramel, qui avait loué une villa rue Aguado. De courtes absences, entre deux repas, permettaient à Robert de surveiller sa maison de commerce.
L’été s’écoulait joyeusement. Avec les Bouju-Gavart et leur fils Paul, qui venait de terminer ses études, on organisa des pique-nique où régna la plus franche animation.
Puis, en octobre, le jeune ménage s’installa définitivement à Rouen, et la vie commune, le tête-à-tête de tous les jours et de toutes les minutes, commença.
Il n’y eut pas de choc. Après de légères disputes, impuissantes à dégénérer en scènes, ils prirent conscience de leur bonne volonté mutuelle. La peur des querelles irréparables leur enseigna les concessions, et, d’eux-mêmes, sans efforts, ils se débarrassèrent de tout ce qui pouvait compromettre leur parfaite harmonie.
L’esprit conciliant et l’affection de Robert lui facilitèrent la tâche. Quant à Lucie, elle se laissait aller au charme de cette existence libre et mouvementée, en contraste si profond avec les mauvaises années de Dieppe. Puis le frottement des rapports quotidiens développa en elle une grande souplesse, jusqu’ici latente. Elle la tenait de son père, un débauché à qui son poste, grassement rétribué, d’administrateur dans une banque catholique, imposait une hypocrisie continue. Dès le début, elle usa de stratagèmes innocents pour sauvegarder la paix du foyer.
Ainsi, durant la foire Saint-Romain, Robert l’avertit qu’une femme seule ne devait pas s’aventurer au-delà de la place Beauvoisine, parmi les saltimbanques. Elle s’y risqua cependant. Une force la poussait, le besoin de braver un péril.
Le soir, Chalmin lui dit :
— Je quitte à l’instant M. Bouju-Gavart. Il croit bien t’avoir rencontrée auprès du cirque.
Dans sa voix perçait une contrariété. Elle craignit un reproche et répliqua :
— Il s’est trompé, ou tu as mal entendu, car je n’ai pas dépassé les boutiques.
Cette réponse ne lui coûta aucune peine. Même elle s’en applaudit en constatant la mine satisfaite de Robert.
Deux ou trois après-midi que Chalmin sacrifia suffirent au jeune couple pour rendre ses visites de noces. On donna plusieurs grands dîners en leur honneur. Ils y allaient, selon la règle, en toilette de gala. Ces repas étaient interminables, la conversation bruyante, les plaisanteries et le menu toujours identiques. Puis ces messieurs fumaient, ces dames papotaient et s’endormaient au salon. On jouait une partie d’écarté, et l’on se séparait vers minuit.
Lucie en revenait enthousiasmée. Elle avait de belles épaules que l’on citait déjà et que Chalmin, par vanité, lui permettait de découvrir à sa guise. Et ce lui fut une jouissance inattendue d’étaler sa chair à l’admiration de tous.
Une fois où elle avait échancré son corsage trop hardiment, M. Bouju-Gavart, l’entraînant dans un coin, la gronda avec bonhomie :
— Tu as tort, petite. Ce n’est pas que ce ne soit agréable à lorgner, mais tu t’attireras des critiques… En tous cas, pas sur leur forme, là il n’y a rien à relever, ajouta-il en riant de son jeu de mots.
Il se pencha, l’œil étincelant :
— Sapristi, tu ne manques de rien, toi… Du reste, à Dieppe, aux bains… j’ai deviné… des rondeurs…
Recouvrant son sang-froid, il conclut :
— N’importe, il ne faut pas prêter le flanc à la médisance. Tu es trop décolletée. Tiens, ça descend jusque-là…
Et il toucha du doigt la poitrine de la jeune femme.
Elle l’avait écouté sans l’interrompre. Elle se savait bien faite, cependant n’en tirait aucune fatuité. Aux compliments de M. Bouju-Gavart, les premiers qu’elle entendit, quelque chose d’inexprimable naquit en elle, l’orgueil encore inconscient de son corps. Et de ce germe confus monta comme une onde de bien-être qui gonfla ses veines. Elle eut un sourire hautain.
Elle frappa du bout de son éventail les doigts de « parrain », moins par pudeur que par suite de la sensation désagréable que lui causait ce contact. Étonné qu’elle ne se fâchât point, il l’examina, et il acquit, à l’inspection de ses yeux calmes, la certitude indiscutable qu’elle n’avait pas compris l’inconvenance de son geste. Cette candeur, sincère pourtant, le stupéfia.
Un des grands plaisirs de Chalmin consistait à recevoir ses amis. Fier de sa femme et de leur intérieur coquet, il s’épanouissait d’aise quand ils semblaient apprécier Lucie, et leur montrait sa maison de la cave au grenier.
Cette maison, de belle et massive apparence, se trouvait à l’angle du boulevard et de la rue Stanislas-Girardin. Une entrée spéciale sur cette rue desservait les bureaux et les magasins situés au fond d’une cour postérieure.
Le rez-de-chaussée comprenait une salle à manger de style Henri II qui communiquait par une large baie avec un salon en damas rouge et or, et par une petite porte avec un boudoir en reps bleu à l’usage de Lucie. Les chambres de maîtres occupaient le premier étage, les chambres de domestiques le second.
Les meubles coûtaient cher. Leur disposition, la couleur des rideaux, le drapé des tentures, attestaient l’heureux choix d’un tapissier et, chez les Chalmin, un goût sûr et banal. Les fleurs et les bibelots manquaient. Des pendules ou des bronzes d’art, flanqués de candélabres, ornaient les cheminées.
Ses réunions, souvent improvisées, amusaient Lucie. Elle simulait toujours l’effarement :
— Excuse mon désordre. Hubert ne m’avait pas prévenue. Vous en serez quitte pour un maigre repas.
Ses cheveux noirs, tordus à la hâte, sa bouche rouge, son cou, sa nuque et ses bras à moitié nus qui émergeaient d’un ample peignoir, lui donnaient l’aspect savoureux d’une femme à peine levée, surprise au milieu de sa toilette, la peau fraîche.
En général, elle plaisait aux hommes, bien qu’elle eût peu d’entrain et d’à-propos. Mais il émanait de son être même une séduction dont ils subissaient l’influence. Et ils sentaient aussi qu’elle aimait leur société, leur approche, l’hommage délicat de leur présence auprès d’elle.
Aux amis de Chalmin, vint s’adjoindre une relation d’un agrément plus appréciable pour Lucie.
C’est par les Bouju-Gavart qu’elle connut Mme Berchon, une jolie blonde, élégante, à qui l’on reprochait l’excentricité de sa toilette. Elles sympathisèrent. On se vit beaucoup. Les deux ménages réveillonnèrent ensemble, au cabaret. Ils louaient des loges en commun et, au retour, soupaient chez l’un ou chez l’autre.
Ces dames en vinrent rapidement aux confidences. Henriette Berchon, d’ailleurs, avait des crises d’expansions telles qu’elle livrait ses secrets en bloc, au moindre encouragement. Lucie, plus renfermée, éprouva néanmoins le besoin de découvrir une partie de son âme. Après quelques entrevues insignifiantes, où chacune se montra comme il lui convint, elles exposèrent, d’abord timidement, puis sans réticences, les mystères de leur intimité conjugale.
Mariée depuis trois ans, Henriette avoua un commencement de lassitude. Elle vanta cependant les qualités de M. Berchon et se décerna un tempérament remarquable.
Lucie fut embarrassée. Elle n’avait pas une idée très nette de ces questions. Sa chair un peu indolente, s’éveillait mal au désir. Puis Robert, d’une complexion également paisible, n’avait su lui révéler la vie des sens. Une régularité méthodique présidait à leurs caresses. Aussi ne leur accordait-elle qu’une valeur secondaire et des réflexions espacées.