Certainement pas. Elle aurait des tas d’ennuis. Elle le dévisagea en fronçant les sourcils.

— Je vous en prie, répéta Justin.

Il était plus gentil que son azi. Faute de disposer d’une excuse pour s’attarder encore un peu, elle ressortit puis fit demi-tour et lui adressa un large sourire.

Justin était son ami. Son ami secret. Elle ferait attention à ne pas le mettre en colère. Elle éviterait aussi d’irriter Grant. Elle ne s’attarderait pas, lors de ses prochaines visites.

Mais le lendemain elle trouva porte close.

Ce qui l’inquiéta. Soit ils s’étaient doutés qu’elle passerait à la même heure chaque jour, soit ils avaient Disparu à leur tour.

Le jour suivant elle effectua un autre détour par leur bureau. Ils étaient là.

— Bonjour ! fit-elle.

Ce qui les effraya.

Comme ils semblaient très en colère, elle n’insista pas. Elle se contenta d’agiter la main puis repartit.

Elle les vit encore de temps en temps, et quand ses guppys eurent des bébés elle leur en apporta quelques-uns dans un bocal. Justin sembla touché par cette attention et lui promit d’en prendre bien soin.

Mais lorsqu’il dévissa le couvercle tous les petits poissons étaient morts. Elle en fut bouleversée.

— Ils ont dû rester enfermés trop longtemps, dit-elle.

— C’est probable.

Elle remarqua qu’il sentait bon, quand elle se pencha sur le bureau près de lui. Presque autant qu’Ollie.

— Je regrette, Ari.

Il était très gentil. Pour la première fois, il se comportait naturellement avec elle. Grant approcha, regarda, et se déclara à son tour désolé.

Il emporta le bocal et Justin lui affirma que de telles pertes étaient inévitables.

— Je vous en apporterai d’autres, leur promit-elle.

Elle aimait passer les voir et pensait souvent à eux. À présent, ils ne lui ordonnaient plus de partir et elle ne percevait plus de tension dans l’atmosphère. Justin se contentait d’être Justin. Et il lui tapotait l’épaule avant de lui dire qu’elle devait rentrer chez elle.

Il n’avait pas été gentil à ce point depuis très, très longtemps. Elle venait donc de remporter une victoire. Mais si elle eût aimé avoir de longues discussions avec lui, elle ne voulait pas lui forcer la main et risquer ainsi de tout gâcher. Justin et Grant étaient ses amis. Et quand maman l’enverrait chercher elle leur demanderait s’ils voulaient partir avec elle et Nelly.

Elle se retrouverait alors avec tous les gens qu’elle aimait bien et elle n’aurait pas à s’en faire, à bord du vaisseau, parce que Justin était un CIT adulte et qu’il veillerait sur elle jusqu’à Lointaine.

Son anniversaire approchait, mais elle ne voulait pas inviter les autres enfants. Elle se contenterait de recevoir leurs cadeaux, merci.

Mais même cela ne pouvait la rendre heureuse.

Elle suivit le couloir sans faire de bruit. Elle prit garde à ne pas poser les pieds ailleurs que sur la bande métallique. Puis elle sortit de sa poche la carte de Nelly et l’utilisa pour prendre l’ascenseur.

Elle savait comment la sécurité procédait à ses contrôles.

11

— Pauvre con ! hurla Yanni en lançant la liasse de papiers dans sa direction.

Justin resta cloué sur place, paralysé par le choc, alors que les feuilles descendaient se poser sur le tapis, tout autour d’eux.

— Espèce de taré ! Qu’espériez-vous donc ? Nous avons décidé de vous offrir une chance, de faire tout notre possible pour vous permettre de vous en sortir. Je me suis crevé le cul et j’ai perdu un temps fou à rédiger des critiques sur cette merde que vous baptisez un projet, afin de démontrer à un débile obstiné et obsédé par son adolescence que ses recherches ressemblaient aux tâtonnements d’un débutant et qu’Ari Emory aurait tout rejeté en bloc avec un « Merci, petit, mais des chercheurs bien meilleurs que toi s’y sont cassé les dents », si elle n’avait pas rêvé de se payer le môme en question et de foutre son père dans la merde ! Ce que vous avez fait tout seul pauvre idiot ! Débarrassez-moi de ce fatras d’inepties ! Retournez dans votre bureau et empêchez cette gosse d’y remettre les pieds, compris ?

Il reçut le coup en plein ventre et resta comme paralysé entre le besoin d’étrangler Yanni et l’épouvantable certitude que tout était fini, que la rancune d’une petite fille venait de détruire son existence, et celles de Jordan et de Grant par la même occasion.

Puis il assimila le sens de la fin de cette tirade et prit conscience qu’il se trompait, qu’il n’entendait pas les trompettes du jugement dernier.

Même si le résultat serait identique.

— Qu’a-t-elle dit ? Qu’a-t-elle bien pu raconter ? Elle m’a apporté un bocal plein de poissons, Yanni. Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? La mettre à la porte ? J’ai essayé !

— Foutez-moi le camp !

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle a demandé à son oncle Denys de vous inviter à sa putain de fête d’anniversaire. Voilà ce qu’elle a fait. Vous vous vous êtes mis dans de sales draps, mon garçon. De sales draps. Tout laisse supposer qu’elle est souvent passée vous voir, ces derniers temps. Elle semble avoir trompé la sécurité en utilisant la carte de son azie pour prendre l’ascenseur. Vous avez fait une touche, on peut le dire. Que diable espériez-vous obtenir en agissant de cette manière ?

— Est-ce un psych ? C’est cela ? Denys vous a demandé de me psycher ?

— Pourquoi ne l’avez-vous pas signalé ?

— J’avais d’excellentes raisons de m’en abstenir, il me semble ?

Il reprit haleine et se domina avant de foudroyer son interlocuteur du regard.

— C’est l’incapacité des membres des services de sécurité qui est en cause. Comment aurais-je pu me douter qu’ils n’étaient même pas capables de surveiller les déplacements d’une gamine de sept ans ? Il n’a jamais été dans mes intentions de la rudoyer. Non, merci. Je ne voulais jouer aucun rôle dans cette histoire. Je n’avais pas le moindre désir d’aller voir Denys Nye pour lui dire qu’il aurait dû faire un peu plus attention à ce qui se passait chez lui. Si vous voulez qu’un enfant s’acharne à faire quelque chose, vous n’avez qu’à le lui interdire. Non, Denys m’avait bien recommandé d’être poli avec elle, de ne pas la contrarier, de l’éviter dans la mesure du possiblec Merde, j’ai même bouclé mon bureau aux heures où je savais qu’elle devait revenir de ses bandétudes. Qu’est-ce que j’aurais pu faire de plus ?

— Signaler l’incident !

— Pour me retrouver mêlé à toutes vos salades ? Pour que les gardes viennent me cueillir et me soumettre à un nouvel interrogatoire ? Non, merci, j’ai déjà donné. J’ai respecté les ordres de Denys à la lettre. Je pensais que la sécurité avait installé des micros dans mon bureau, qu’elle savait où allait Ari et enregistrait mes propos, ou plutôt leur absence. Je n’ai rien dit. Rien, Yannic seulement quelques « Retournez chez vous, Ari. Vous devez rentrer à la maison, Ari. Allez chez vous, Ari », juste avant de la mettre à la porte. Elle s’est comportée comme un enfant de son âge. Elle a trouvé un adulte à taquiner. Il n’y a rien d’anormal dans la conduite de cette petite peste. C’est vous qui dramatisez l’incident, bon Dieu ! Est-ce à un pauvre débile obsédé par son adolescence de vous conseiller de vous préoccuper un peu moins de cette gosse et de la laisser faire quelques farces, si ça peut la défouler ? Elle lit en vous. Elle perçoit la tension nerveuse de tout son entourage. Je suis bien placé pour le savoir, compte tenu de la concentration qui m’était nécessaire pour l’empêcher de me psycher au cours des deux ou trois minutes qu’elle passait dans mon bureau. Et je doute que vous et Denys soyez capables de lui cacher ce que vous éprouvez, si j’en juge par la façon dont vous vous en prenez à moi. Laissez-la tranquille ! Ne vous en mêlez pas, bon Dieu ! À moins que vous n’ayez tout organisé.

Une pause, le temps de reprendre haleine. Les poils de sa nuque se hérissèrent sous le regard que lui adressait Yanni.