— M. Backefelder savait-il donc où il pourrait vous rencontrer au Havre ?
— Je l’avais avisé par radiotélégramme que je serais au Grand-Hôtel.
— Et il n’est pas venu ?
— Non.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Ensuite, monsieur Juve, je vous ai télégraphié.
— J’imagine, monsieur Marquet-Monnier, demanda-t-il, que depuis six heures du soir, jusqu’à mon arrivée, vous n’êtes pas resté inactif, vous vous êtes renseigné ?
— J’ai essayé de le faire tout au moins. J’ai vu le lieutenant de vaisseau qui commande La Touraine. Cet officier était très pressé de retourner chez lui, dans sa famille, et n’a pu que me raconter ce que je vous ai dit. Toutefois, il m’a conseillé de voir le commissaire du bord.
— L’avez-vous vu ?
— Le commissaire du bord, sitôt que La Touraineaccostait le quai, en était descendu ayant, paraît-il, des documents administratifs à transmettre d’urgence au siège de sa Compagnie. Je n’ai pas pu le joindre, mais on m’a promis qu’il serait à bord demain matin dès huit heures et qu’il me recevrait volontiers.
— Bien, si vous voulez, nous irons le voir ensemble. Ce M. Backefelder, le connaissiez-vous particulièrement ?
— Je ne l’ai jamais rencontré, déclara M. Marquet-Monnier, mais voilà déjà une dizaine d’années que ma Banque et la sienne sont en relations d’affaires. Il est un des associés de la maison de Philadelphie et très connu dans les milieux financiers, parfaitement honorable, et j’insiste sur ce point, pour sa grosse fortune. Je vois très bien quelle doit être votre pensée, monsieur Juve, et je vous demanderai d’écarter à priori l’hypothèse que M. Backefelder aurait commis une indélicatesse, un vol.
— Faudrait-il donc envisager l’éventualité d’un crime ?
— Ah, monsieur, Dieu veuille que cela ne soit pas. Nous sommes, dans ma famille, bien durement frappés depuis quelque temps.
Le banquier s’interrompit. Juve, s’étant levé, tendit la main à M. Marquet-Monnier :
— Que comptez-vous faire ? demanda le banquier.
— Je compte aller me coucher, monsieur, il est deux heures du matin et si je ne m’abuse, nous devons être demain dès huit heures précises à La Touraine. Il faut que nous prenions un peu de repos l’un et l’autre, n’est-ce pas votre avis ?
Juve, rapidement dévêtu, n’avait pas plutôt éteint l’électricité qu’il fermait les yeux et s’endormait profondément.
***
— Vous avez une autorisation, messieurs ?
— Voici, mon ami, c’est un laissez-passer pour deux personnes.
Le marin esquissa un salut militaire, puis renseigna les visiteurs :
— Pour les bureaux de M. le commissaire, il faut traverser le pont dans toute sa largeur. Vous trouverez un escalier près du manchon d’air à droite de la première cheminée. Vous descendrez deux étages, vous suivrez le couloir intérieur, quelqu’un vous renseignera lorsque vous en serez là. C’est d’ailleurs tout près.
M. Marquet-Monnier et Juve – car c’étaient les deux hommes auxquels le marin venait de s’adresser – observèrent scrupuleusement les indications qui leur étaient fournies.
Néanmoins, malgré leur attention, ils se seraient assurément perdus dans le dédale de La Touraine, si précisément, un officier aux manches galonnées d’argent n’avait entrebâillé une porte pour appeler un secrétaire.
Et Juve, à ses insignes, avait reconnu qu’il s’agissait du fonctionnaire que, dans la marine de guerre, on désigne sous le nom de « ferblantier ».
— M. le Commissaire ? demanda Juve.
— C’est moi, monsieur, répondit l’officier. À qui ai-je l’honneur de parler ?
Le fonctionnaire se doutait évidemment de la visite qu’il allait recevoir, car lorsque Juve et M. Marquet-Monnier se nommèrent, il n’éprouva aucune surprise, mais, poliment, au contraire, il les invita à pénétrer dans son bureau. Le commissariat administratif de La Touraineétait une vaste cabine, confortablement meublée et installée un peu à l’arrière, à l’extrémité du couloir des appartements réservés aux voyageurs de première classe.
— Monsieur le commissaire, dit Juve, j’ai été invité à venir ici par M. Marquet-Monnier qui est fort intrigué par la disparition de son correspondant, M. Backefelder. Il lui a été déclaré hier par M. le commandant du navire que vous seriez à même de nous documenter. Je me permets donc d’insister auprès de vous pour obtenir tous les renseignements possibles.
— Monsieur, répondit le commissaire, je suis à votre entière disposition.
— Monsieur, n’attendez pas de nous des interrogations, dites plutôt ce qui s’est passé.
— Je ne demande pas mieux, monsieur Juve.
Le commissaire alors se leva, alla à une armoire fermée à clef, en tira un gros livre, en feuilleta plusieurs pages. Puis il parla :
— Lorsque j’ai fait transcrire la liste des passagers qui prenaient place, il y a sept jours exactement, à bord de La Touraine, il m’a été donné d’enregistrer la présence à bord de la personne suivante ainsi désignée : « H. W. K. Backefelder, citoyen américain, célibataire, quarante-neuf ans, habitant Philadelphie, 74 eAvenue, associé de la Banque Nationale des États-Unis, passager de 1 reclasse, cabine bâbord n° 11. » C’est bien notre homme, n’est-ce pas ?
— C’est en effet, approuva M. Marquet-Monnier, le M. Backefelder que j’attendais et dont la venue m’avait été annoncée par lui-même.
— Bien. M. Backefelder est monté à bord deux heures avant le départ de La Touraine. Le fait est incontestable. On vous décrira M. Backefelder comme un homme très robuste, sanguin, complètement rasé, à la face ronde, un peu replète, aux yeux vifs, aux cheveux blancs coupés très ras, comme s’ils étaient passés à la tondeuse. M. Backefelder parle français, mais difficilement et avec un fort accent américain. C’est un fumeur acharné, qui a perpétuellement le cigare à la bouche et dont deux doigts de la main droite sont jaunis, brunis même par la nicotine. M. Backefelder est élégant, soigné de sa personne, sa mise est correcte, plus que correcte même, recherchée. On sent en lui non seulement l’homme d’affaires intelligent, arrivé, mais encore l’homme du monde. La cabine occupée par M. Backefelder se trouve, vous ai-je dit, côté bâbord. Mon cabinet est également à bâbord et cette coïncidence fait que, d’une façon générale, je connais mieux les voyageurs de bâbord que les autres. J’ai à plusieurs reprises rencontré M. Backefelder, mais sans avoir le moindre rapport avec lui, jusqu’au jour, jusqu’au soir plutôt, où ce passager est venu vers neuf heures frapper à mon bureau. Nous étions à ce moment à notre cinquième jour de voyage. Il faisait une mer assez dure, mais il n’y avait pas de roulis ou de tangage exagéré, et même les passagers qui n’ont pas le pied marin circulaient sans trop de difficulté dans les diverses parties du navire. Si je vous donne ces détails, c’est que j’estime qu’ils ont leur importance. À peine était-il entré dans mon bureau, que M. Backefelder, très pâle, m’a déclaré :
« — Monsieur le commissaire, je viens d’être victime d’un vol important, on m’a pris dans ma malle pour un million de valeurs en billets de banque français.
« — Un million, m’écriais-je, comme vous y allez ! mais c’est donc une fortune entière que vous transportez ?
« — C’est possible, me répondit Backefelder, toujours est-il que ce million a disparu.
« Je trouvais l’attitude de ce passager au calme imperturbable, si étonnante, si étrange, que je me méfiais aussitôt, et, pour mettre la Compagnie à couvert, j’ai dit à M. Backefelder :
« — Ce malheur qui vous frappe, monsieur, nous ne saurions en être responsables. La somme importante que vous aviez sur vous, si j’en crois votre déclaration, ne nous a été ni annoncée, ni confiée, par conséquent…
« M. Backefelder m’a interrompu d’un geste de la main :
« — Inutile d’insister, monsieur le commissaire, fit-il, je n’ai aucunement l’intention de demander à votre Compagnie le remboursement de l’argent qui m’a été volé. Je viens uniquement vous mettre au courant de ce qui s’est passé et vous demander votre précieux concours pour m’aider à découvrir le voleur.