« — Dans ce cas, lui ai-je répondu, je suis tout à votre disposition.
« M. Backefelder m’a alors raconté une histoire étrange, que je vous résume en m’efforçant de traduire aussi exactement que possible, le sens des propos qu’il m’a tenus : …M. Backefelder était parti de New York avec deux liasses de billets de banque français, représentant chacune une valeur d’un million. Ces liasses étaient dissimulées dans le double fond d’une malle contenant des vêtements et que M. Backefelder avait fait déposer dans sa cabine avec d’autres sacs, d’autres valises. Ce passager, qui avait l’intention de repartir dans une huitaine pour l’Amérique, n’apportait pas de bagages plus importants et n’avait fait enregistrer aucun autre colis. Or, ce qui étonnait M. Backefelder, c’est qu’on lui ai volé seulement la moitié de l’argent qu’il apportait. Je me suis rendu avec lui dans sa cabine que nous avons inspectée minutieusement, mais en vain, nous n’avons trouvé aucune trace anormale, aucun indice pour nous mettre sur la piste du voleur. Le lendemain, sitôt mon travail du matin terminé, je suis allé frapper à la cabine de M. Backefelder pour savoir si il y avait du nouveau, mais mes appels sont restés sans réponse. Inquiet, redoutant quelque malheur, un accès de désespoir, j’ai fait ouvrir la porte par le serrurier. La cabine était vide, la couchette n’était pas défaite. M. Backefelder ne devait pas avoir passé la nuit chez lui. Redoutant un drame, par précaution, j’ai fait fermer à double tour la cabine en question et ordonné que l’on recherchât immédiatement le passager. Or, il nous a été impossible de le retrouver.
— Pourvu, s’écria M. Marquet-Monnier, que l’audacieux voleur qui s’est emparé des billets de banque n’ait pas aggravé sa faute en commettant un crime.
— Je ne sais pas, monsieur. Tout est possible.
Juve suggéra :
— Un accident arrive facilement… Vous parliez tout à l’heure, monsieur le commissaire, d’une soirée de gros temps, quelqu’un d’inexpérimenté se promenant la nuit sur un pont peut très bien être précipité à la mer par un coup de roulis.
Mais le commissaire interrompit le policier :
— Je vous ai précisément signalé le roulis de tout à l’heure, avec l’intention bien nette de vous répondre lorsque vous envisageriez l’hypothèse d’un accident, que la mer, quoique houleuse, n’était pas assez mauvaise pour qu’on puisse former une telle supposition. Non. Je m’arrêterai plutôt à l’hypothèse d’un crime, à un suicide. Car il est bien évident que monsieur Backefelder après avoir disparu n’a pas reparu.
— Un suicide, murmura Juve, je me demande pourquoi. M. Backefelder avait-il l’air très affecté par la perte de son argent ?
— Pas beaucoup, monsieur.
— Ah, fit Juve, qui, après avoir réfléchi quelques instants, demanda :
— Cette cabine, peut-on la voir, monsieur le commissaire ?
Après une seconde d’hésitation, l’officier y consentit :
— Vous êtes inspecteur de la Sûreté, monsieur Juve, il n’y a, je pense, aucun inconvénient à ce que je vous donne cette autorisation. Si jamais on me faisait un reproche.
— J’en prends toute la responsabilité, déclara Juve.
Accompagné du commissaire et de M. Marquet-Monnier, l’inspecteur de la Sûreté visita la cabine, étroite, basse du plafond, mais confortable néanmoins, qui avait été occupée par le mystérieux disparu.
Juve, du premier coup d’œil, avait avisé la malle, la fameuse petite malle dans laquelle le voleur – puisque voleur il y avait –, avait fouillé et de laquelle il avait extrait, aux dires de M. Backefelder, une liasse sur deux de billets de banque.
— Personne, interrogea Juve, n’est entré dans cette cabine, derrière vous, monsieur le commissaire ?
— Non, personne.
— Avez-vous vérifié, monsieur le commissaire, si la seconde liasse de billets de banque, la liasse respectée ou passée inaperçue aux yeux du voleur, se trouvait toujours dans la malle ?
— Elle y était, monsieur, lorsque j’ai fait ma perquisition.
— Et qu’en avez-vous fait, monsieur le commissaire ?
— Je l’ai laissée à sa place. J’ai loqueté la porte, nul ne pouvait l’ouvrir, sauf cependant, le titulaire de la cabine qui avait sur lui la clef du verrou de sûreté.
Juve, cependant, se pencha, renversa la malle, vérifia l’intérieur du double fond :
— C’est bien imprudent, monsieur le commissaire, déclara-t-il, ce que vous avez fait. Il est regrettable que vous ayez laissé ce million en billets de banque dans la cabine inoccupée. Car si il était là lorsque vous avez refermé soigneusement la porte, actuellement il n’y est plus.
— Mon Dieu ! s’exclama le commissaire terrorisé, que dites-vous là ?
— Je dis ce qui est, fit Juve, ou plutôt je dis ce qui n’y est pas.
— Ah, s’écria le commissaire, ce n’est pas le moment de plaisanter, monsieur, mais c’est épouvantable ce qui arrive, et pourtant ma responsabilité ne saurait être engagée. L’absence de M. Backefelder n’est pas officiellement déclarée, je n’avais aucun droit pour intervenir chez lui, pour prendre, même dans un but de protection, des objets lui appartenant. D’autre part, j’ai agi conformément au règlement du bord, j’ai fait mon rapport au commandant de La Touraine, je suis dégagé. D’ailleurs qu’auriez-vous fait à ma place ?
— Moi, fit Juve, c’est à moi que vous demandez cela, monsieur le commissaire ?
— Certainement, monsieur l’inspecteur de la Sûreté…
Mais Juve, affectant un air de parfaite innocence, se contenta de répondre :
— Je ne sais pas. Je ne sais absolument pas.
Puis se tournant vers M. Marquet-Monnier :
— Je crois, déclara-t-il, que nous abuserions désormais inutilement des précieux instants de monsieur le commissaire en prolongeant notre entretien avec lui. Voulez-vous que nous nous retirions ?
— Sans rien faire d’autre ? interrogea M. Marquet-Monnier, sans fouiller, sans examiner ?
— Sans rien faire, en effet, poursuivit Juve dont le calme devenait de plus en plus surprenant.
Quelques instants plus tard, le policier et le banquier se retrouvaient seuls sur le pont du navire, ayant laissé dans sa cabine le commissaire fort troublé.
— Eh bien ? interrogea M. Marquet-Monnier, que pensez-vous de tout cela ?
— C’est une affaire très simple.
— Vous aviez l’air de reprocher au commissaire son attitude, d’insinuer ?
— Ce commissaire est, jusqu’à preuve du contraire, le plus honnête homme du monde. C’est aussi un imbécile. On peut cumuler.
— Alors ?
— Ce malheureux Backefelder a été volé, puis assassiné. Ou alors il se sera volé lui-même ce qui est encore une hypothèse.
— Jamais je ne pourrai le supposer.
Les deux hommes étaient revenus à la passerelle qui faisait communiquer l’immense navire avec le quai. Juve s’arrêta un instant au milieu du petit pont. Il descendit, passant le premier.
***
Allant et venant dans le bassin, semblant surveiller les abords de cette passerelle, un homme apparaissait, puis disparaissait au milieu des dockers au travail.
Ce personnage, en apercevant Juve et M. Marquet-Monnier qui quittaient le bateau, s’avança catégoriquement à leur rencontre : son regard se croisa avec celui de Juve, les deux hommes s’arrêtèrent brusquement. Ce petit manège dura quelques instants, mais Marquet-Monnier ne s’en apercevait point, occupé qu’il était, la tête basse et le regard fixé sur ses pieds, à ne pas trébucher dans les barreaux de la passerelle. Juve arrivait à peine sur la terre ferme que l’inconnu qui semblait l’attendre s’approchait de lui, sans façon, lui mit la main sur l’épaule et l’interrogea d’une voix franche, catégorique, avec un fort accent étranger :
— Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il.
— Je ne vous poserai pas la même question, monsieur, et avant de vous répondre, je vous dirai moi, qui vous êtes : vous êtes « M. H. W. K. Backefelder, citoyen américain, célibataire, quarante-neuf ans, habitant Philadelphie, 74 eAvenue, associé à la Banque Nationale des États-Unis, passager de 1 reclasse, cabine bâbord n° 11. »