— Hé, hé, déclara le gros homme, il n’est pas mal, ce coco-là. Et alors, comme ça, vous voulez entrer à mon service ?
— Ce serait pour quelle besogne, monsieur ? demanda-t-il.
Célestin Labourette leva les bras au ciel d’un air désespéré :
— Pour quelle besogne ? Ah bien, dame un peu pour tout à la fois. Moi, mon ami, je n’ai pas besoin d’un larbin rasé qui m’intimide et qui me regarde du haut de sa grandeur. Je suis riche, pas fier pour deux sous, bon copain, et les ceusses qui travaillent avec moi, si ils ne boudent pas à l’ouvrage, ne sont pas malheureux. Tout de même, voilà ce que vous aurez à faire. Ah, d’abord, voilà mon nom, Célestin Labourette, marchand de cochons. Oui, c’est pas un métier de la haute, mais c’est un bon métier. On y gagne des sous qui ne doivent rien à personne. Marchand de cochons, Célestin Labourette, rappelez-vous ça. Et vous ? comment vous appelez-vous ?
— Jérôme.
— Jérôme ? Ça me va. C’est un nom qui se retient, ça me va tout à fait. Donc, voilà ce que vous aurez à faire. D’abord, soigner mes bidets. J’en ai deux que j’attelle à un tilbury, ensuite, promener mes chiens, ça, j’en ai quatre, gentils tout plein. Enfin, mettre mon vin en bouteilles et puis balayer de temps en temps, en haut et en bas. J’habite aux Lilas, une petite maison. Ah, je vous demanderai aussi de me prêter la main pour bêcher le jardinet. C’est pas grand, c’est pas dur. Ah, et puis encore, de venir avec moi aux abattoirs. Ça, ça ne sera pas embêtant pour vous, mon garçon. Quand on va à la Villette, on en revient toujours avec du vent dans les voiles : c’est un copain qui offre un verre, faut le rendre, il vous refait la politesse, on lui refait de même, et puis on est tous comme ça, quoi, pas fier, bon copain, des sous dans le porte-monnaie, gueulard un peu. Ça vous va-t-il ?
Jérôme Fandor hésitait de moins en moins. D’abord, son futur patron l’intéressait, l’amusait, ce devait être un type et un bon type, ce gros marchand de cochons. Et puis il y avait autre chose qui intriguait Jérôme Fandor, c’était le visage renfrogné de M me Thorin…
La directrice du bureau de placement semblait fort peu goûter l’exubérante gaieté, la jovialité bonhomme du marchand de cochons. Pourtant, elle fit signe à Jérôme Fandor d’accepter les offres du gros homme. Elle semblait se porter garante de la véracité de ses dires.
Célestin Labourette cependant répétait, se tapant sur les cuisses, tirant de sa poche une poignée de sous qu’il faisait tinter dans sa main :
— Ça vous va-t-il, mon garçon ? Avec moi, faut pas que les choses traînent, et votre tête me revient. Dites oui, dites que ça vous botte et je vous donne tout de suite un petit acompte et je vous emmène bouffer des escargots. Hein ? avec un verre de vin blanc.
Jérôme Fandor ne pouvait résister vraiment à une offre pareille :
— Ma foi, monsieur Célestin Labourette, répétait-il, ça me va. J’aime les chevaux et les clebs, je ne demande pas mieux que d’entrer à votre service.
Célestin Labourette, ravi, tapa sur l’épaule de son nouveau serviteur et l’entraîna dehors.
10 – LE MILLION DISPARU
Le policier, en descendant du train, s’était immédiatement rendu au Grand-Hôtel. Malgré l’heure tardive, M. Marquet-Monnier l’attendait dans l’appartement somptueux retenu depuis le matin même.
Le banquier de la rue Laffitte n’avait plus l’attitude arrogante. M. Marquet-Monnier donnait les signes de la plus grande inquiétude et du plus parfait désarroi. Cet homme si flegmatique, ce col de fer blanc rigide, pondéré, qui jamais ne prononçait une parole plus haute que l’autre, paraissait absolument troublé, désorienté.
Il poussa un long soupir de satisfaction en voyant Juve entrer dans le salon attenant à sa chambre à coucher. Les deux mains tendues, il alla vers lui :
— Merci, monsieur, déclara-t-il, merci de tout cœur d’être venu, vous avez répondu à mon pressant appel et vous ne pouvez imaginer combien je vous en sais gré.
— J’ai répondu à votre appel, en effet, monsieur, mais je vous informe que mes instants sont comptés. Ne perdons pas notre temps, je vous en prie, en congratulations inutiles. Vous connaissez mieux que personne la valeur du temps.
— J’irai droit au but, fit-il, mais comme nous avons à causer quelque temps et que la nuit s’avance, faites-moi le plaisir, monsieur Juve, d’accepter une tasse de café. Je vous assure que nous avons, l’un et l’autre, besoin de toute notre lucidité.
— Soit.
M. Marquet-Monnier prit deux tasses sur un plateau, versa d’une cafetière le liquide fumant qu’il avait fait préparer en attendant le visiteur.
— Un, deux morceaux de sucre ? proposa-t-il.
— Pas de sucre du tout, fit Juve, qui, pour s’occuper, allumait une cigarette, non sans en avoir offert une à M. Marquet-Monnier.
Après un silence de quelques instants, les deux hommes s’installèrent l’un en face de l’autre.
M. Marquet-Monnier commença d’une voix étrange et troublée qui cependant peu à peu s’affermit :
— Vous avez pu vous rendre compte ce matin, monsieur, déclara t-il, de mon empressement à partir pour le Havre. J’avais rendez-vous, en effet, avec un correspondant américain de la Banque Marquet-Monnier et C ie, que je dirige, comme vous le savez, et dont je suis le principal, pour ainsi dire, le seul commanditaire. Ce correspondant d’Amérique, homme d’une honorabilité à toute épreuve et des mieux considérés à la Bourse de Philadelphie, a quitté New York il y a sept jours exactement, à bord du transatlantique La Touraine. Sa venue m’était d’ailleurs annoncée depuis une quinzaine de jours, et mon correspondant, M. Backefelder, codirecteur de la banque des États-Unis, s’annonçait comme apportant avec lui deux millions en billets de banque français qu’il devait verser entre mes mains, ou pour mieux dire entre celles de mon caissier, afin de liquider un compte résultant de diverses opérations effectuées entre sa maison et la mienne et qui se soldaient par la différence des deux millions en question à mon profit. M. Backefelder, par sa dernière lettre, me demandait de venir au Havre prendre possession de la somme, et cela pour deux raisons, disait-il : la première c’est qu’il ne tenait pas à s’aventurer seul sur le parcours du Havre à Paris, où il est rarement venu. M. Backefelder, en effet, connaît mal notre langue. D’autre part, il désirait me verser le plus tôt possible ces deux millions, ne disposant que de très peu de temps par suite de visites officielles qu’il devait effectuer dans notre pays. Jusqu’à présent, la chose est très claire. Mais voici où elle se complique. Le paquebot La Touraineest entré aujourd’hui, exactement à six heures du soir, dans le bassin de l’Eure. Or M. Backefelder ne se trouve pas à bord.
— Ah, c’est peut-être qu’il a manqué le bateau ? qu’il s’est embarqué sur un autre transatlantique ?
— Non, monsieur. Cela n’est pas, et voici pourquoi : non seulement, M. Backefelder figure sur la liste des passagers de La Tourainecomme s’étant réellement embarqué à New York, comme occupant effectivement la cabine 11, côté bâbord des premières classes, mais encore, il est certain que M. Backefelder a été vu sur le bateau. Mieux que cela ou pis que cela, il a été victime d’un vol. Il s’en est plaint au capitaine et depuis lors, il a disparu.
— Disparu ? comment cela, en pleine mer ?
— Oui, en pleine mer. Pendant les trois derniers jours du voyage, il est resté introuvable et, de plus, il apparaît certain qu’il n’a pas débarqué au Havre.
— Ah ! fit Juve, la situation se corse un peu. Mais elle a besoin d’être précisée. Savez-vous qu’elle a été l’importance du vol dont M. Backefelder aurait été victime ?
— Ma foi, pas exactement. Je vous avoue, monsieur Juve, que lorsque j’ai appris au débarcadère de La Touraine, qu’on ne savait ce qu’était devenu M. Backefelder, j’ai été tellement troublé que je suis rentré à mon hôtel, espérant qu’il était venu m’y rejoindre.