On erra longtemps sur ce quai et ce fut en vain. Au bout d’une demi-heure, on apprit que les colis destinés au bâtiment B se trouvaient sous les hangars du bâtiment F.

Les trois hommes ne se décourageaient pas pour autant.

Du bâtiment F on passa au bâtiment G, puis on revint au bâtiment A. Cette fois Juve et Fandor et même Jacques Faramont, que cette chasse infructueuse énervaient considérablement, poussèrent un soupir de satisfaction. Le chef de service ayant consulté des liasses de papiers, leur avait déclaré :

— J’ai en effet ce colis. Il ne doit pas être loin.

Il tenait à la main la lettre d’avis, puis interrogea avec une attention singulière et méfiante :

— Pardon, mais je ne vois pas de femme parmi vous ?

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? commença Fandor.

L’employé s’excusa :

— Le destinataire de ce colis est M lle Brigitte, je ne puis point vous le livrer sans une autorisation écrite d’elle. À moins cependant que vous ne me donniez l’ordre de faire suivre à son domicile.

Le policier suggéra :

— Nous sommes chargés par elle d’enlever ce colis. Puisque nous avons la lettre vous pouvez bien le donner.

— Rien à faire, répéta l’employé, on vole assez de colis sans que nous le sachions, pour que nous ne nous laissions pas faire quand nous avons des doutes ou des soupçons.

Fandor éclata de rire, tant l’idée qu’on les soupçonnait de vol lui paraissait amusante, mais Juve n’était pas d’humeur à prendre la chose en plaisanterie.

— Allons, allons, dit-il, ça va bien, finissons-en, conduisez-moi au sous-chef de gare.

Quelques instants après, le policier revenait avec le fonctionnaire auquel il avait fait connaître sa qualité. Le sous-chef de gare dit un mot à l’oreille de son subordonné qui, aussitôt, se confondit en excuses.

Puis les cinq hommes partirent sous les hangars.

— Voilà le colis.

Toutefois, Juve jeta un regard de triomphe sur Fandor, et Fandor lui répondit par un coup d’œil de désappointement. Le colis en question était bien une malle comme les deux hommes l’avaient présumé, mais cette malle était vieille. Elle était verte. On la soupesa, elle était lourde, mais ne semblait pas pourtant peser les cent dix kilos annoncés sur le bulletin.

— Monsieur l’inspecteur, demanda poliment le sous-chef de gare en s’adressant à Juve, que voulez-vous que nous fassions ?

— Nous pourrions peut-être, dit Juve, aller ouvrir cette malle dans ce petit local, là.

On appela deux hommes d’équipe qui transportèrent le colis, puis Juve, froidement, fit sauter les serrures avec un levier :

Il y avait dans cette malle, tassés par le couvercle, des vêtements, du linge rempli de sang. On voulut soulever le premier compartiment pour voir ce qu’il y avait en dessous. Le compartiment était extraordinairement lourd. Les deux hommes d’équipe y parvinrent cependant, et dès lors, au moment où on apercevait la partie inférieure de la malle, on constatait que le fond de la malle était vide. Les parois étaient souillées de sang, usées en certains endroits, comme par suite d’un frottement continu. Le sous-chef de gare, ses hommes et Jacques Faramont, s’étaient reculés, laissant Juve et Fandor agir seuls.

Les deux hommes ne disaient pas un mot, mais ils inventoriaient minutieusement le contenu du premier compartiment qui pesait si lourd. L’explication de ce poids était facile à trouver ; sous les vêtements se trouvaient des pavés de grès, pris dans une rue en réparation, sans doute.

Juve et Fandor se regardèrent :

— Eh bien ? demanda le journaliste, que pensez-vous de cela ?

— Mais rien du tout, fit Juve d’une voix fort naturelle. Toutefois, son clignement d’œil signifiait qu’il ne voulait point révéler ses pensées devant cet auditoire.

Fandor n’insista pas. Au surplus, Juve s’était approché du sous-chef de gare.

— Monsieur, lui déclara-t-il, de cet air impassible et froid qui paralysait tant de gens, je vous remercie d’avoir satisfait à ma requête. Il me reste à vous demander de bien vouloir fermer ce petit local à clé et de donner l’ordre que personne n’en approche, et à plus forte raison que personne n’y pénètre. Demain, nous reviendrons peut-être.

Le sous-chef de gare obtempéra au désir de Juve, et celui-ci, rassuré désormais sur le sort réservé à la malle, quitta avec Fandor et Jacques Faramont les immenses locaux de la gare des marchandises.

Le policier héla un fiacre, il y fit monter ses deux compagnons.

— Quel est le numéro ? demandait-il à Jacques Faramont.

— Soixante-quatorze, dit l’avocat. Vous allez chez moi ?

— Si vous le voulez bien ? J’aimerais causer avec M lle Brigitte.

Jacques Faramont, de plus en plus inquiet, suivi de Juve et de Fandor, monta l’escalier conduisant à son appartement.

— Brigitte, pensa-t-il, doit être couchée, elle sera affolée lorsqu’elle nous verra.

C’était peut-être, là aussi, l’espoir de Juve, qui, sans en avoir l’air, avait interrogé l’avocat sur les habitudes de sa maîtresse. Il avait appris que celle-ci se couchait de bonne heure et Juve, en vieux policier retors qu’il était, savait que les gens qui ont quelque chose à dissimuler le font avec d’autant plus de difficulté que les questions qu’on leur pose les surprennent à l’improviste.

Toutefois, si tel était l’espoir de Juve, il devait être déçu.

À peine avait-il entrouvert la porte que Jacques Faramont s’écriait :

— Il y a quelqu’un chez moi !

Les trois hommes, hâtivement, pénétraient dans le cabinet de travail de l’avocat stagiaire. Ils y surprenaient une conversation vive et animée, tragique également.

Une femme en pleurs, gisait, écroulée sur le parquet cependant qu’un homme, debout, les bras croisés devant elle, l’apostrophait. Un autre personnage se tenait à l’écart, silencieux, immobile.

La femme, c’était Brigitte ; Fandor reconnaissait, dans le troisième personnage immobile, l’inspecteur Michel ; quant à Juve, malgré son impassibilité proverbiale, il ne pouvait s’empêcher de proférer avec surprise, en apercevant l’homme debout devant Brigitte :

— Monsieur Havard ! Ah, par exemple !

C’était en effet le chef de la Sûreté qui était venu au domicile de l’avocat depuis deux heures, avec un de ses subordonnés.

Machinalement, M. Havard rendit à Juve sa poignée de main :

— Mon cher, déclara-t-il d’un air triomphant, l’enquête a fait un grand pas. Tandis que vous étiez à vous balader, j’ai retrouvé, moi, la personne suspecte, la mystérieuse complice, évidemment, de l’assassin, la personne, en deux mots, qui détenait la clé disparue de l’appartement de M. Baraban.

— Et, demanda Juve, la personne qui possède cette clé, c’est mademoiselle ?

Le policier désignait Brigitte, qui sanglotait, la tête entre les mains, sans même s’être aperçue du retour de son amant, lequel, paralysé, demeurait immobile sur le pas de la porte.

L’interruption de Juve navra M. Havard qui comptait produire sur le célèbre inspecteur une formidable impression :

— Ah ça, fit-il, vous le saviez donc ?

— Oui, dit simplement Juve.

— Et alors, poursuivit M. Havard, vous le pensez comme moi ?

— Quoi ?

— Eh bien, dit M. Havard, qui s’impatientait, que l’enquête a fait un grand pas, puisque nous tenons vraisemblablement, non seulement le coupable, mais encore la complice qui s’est faite son indicatrice.

— Vous croyez ?

M. Havard, cependant, estimait avoir triomphé et il voulut avoir tous les honneurs de sa victoire.

— Écoutez bien, recommanda-t-il à Juve, ce qu’elle va me dire.

Puis, se tournant vers Brigitte, le chef de la Sûreté la souleva, la fit asseoir dans un fauteuil.

— Mademoiselle, commença-t-il d’une voix douce, la justice vous saura gré des aveux que vous venez de me faire. Voulez-vous les répéter en présence de ces messieurs ?

Les larmes obscurcissaient les yeux de la malheureuse Brigitte. Elle ne voyait personne. Pas même son amant.