La malheureuse femme obéissait machinalement. Elle se laissa reconduire par son mari.

Celui-ci l’obligeait à s’étendre sur son lit, il l’embrassa au front et, comme Eugénie Drapier fermait les yeux, Léon Drapier déclara, se méprenant sur ce mouvement instinctif :

— Vous êtes fatiguée ? Dormez un peu !

Puis il se retira…

Mais à peine était-il parti qu’Eugénie Drapier se redressait brusquement.

Elle comprima son front de ses deux mains tremblantes, et de sa poitrine oppressée sortirent ces mots hallucinants :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel rôle a-t-il joué dans cette affaire ? Pourquoi donc Léon a-t-il menti ?… Car il a menti !… menti !… menti !… Il a dit au commissaire qu’il avait passé la nuit dans sa chambre et ce n’est pas vrai, puisque sa chambre était vide quand j’y suis allée ! Il a montré son lit défait pour prouver qu’il y avait couché. Or, c’est moi qui ai défait ses couvertures ! moi qui ai froissé son oreiller ! Mon Dieu, mon Dieu, qu’a donc fait Léon et pourquoi cet effroyable mensonge ?

III

Devoir filial

Tandis que ces événements tragiques se passaient à Paris et commençaient à faire naître dans la capitale un scandale qui devait aller en croissant chaque jour, que devenaient Juve et Fandor ?

Que devenait également Fantômas, le sinistre et effroyable bandit qui n’avait pas craint, raillant les choses les plus sacrées, se moquant des sentiments les plus respectables, d’abuser la malheureuse M me Rambert, de se faire passer pour son mari, de prendre à son foyer la place du mort, de ce malheureux M. Eair disparu en Hollande, tué par lui après avoir déjà ruiné sa vie ?

À la vérité, la situation était tragique. Voyant Fantômas en face de lui, Fandor, une seconde, avait été sur le point de se lancer en avant, de l’agripper au collet, de le maîtriser de force. Depuis tant d’années, en effet, Fandor luttait contre le bandit, depuis tant d’années il avait à souffrir des sinistres audaces du malfaiteur, qu’il eût éprouvé comme une joie débordante à se mesurer enfin avec lui, à pouvoir enfin, face à face, lutter contre lui jusqu’à la mort.

Fantômas, c’était le Génie du crime dont l’influence néfaste avait ruiné sa vie !…

Fantômas était celui qui avait bouleversé le foyer de ses parents. C’était le monstre qui, se traçant une route triomphale malgré le sang, la douleur et les larmes de ses victimes, n’avait jamais reculé devant aucune atrocité !

Fantômas, c’était le légendaire assassin. C’était le Roi de l’épouvante, le Maître de l’effroi, c’était le Crime en personne… C’était encore le ravisseur d’Hélène !

Les sentiments les plus divers se mêlaient en effet dans le cœur de Fandor pour lui inspirer une haine toujours grandissante, toujours plus justifiée aussi, du détestable meurtrier.

Ah ! Fantômas n’était pas seulement l’homme qui avait ruiné sa vie passée, c’était encore et surtout, aux yeux de Fandor, l’insaisissable ennemi qui menaçait son avenir, celui-là qui le séparait d’Hélène, celui-là qui, fort de son audace et bravant les lois pour ne suivre que les caprices de sa volonté, osait considérer Hélène comme sa fille et lui interdisait d’aimer le journaliste, de l’épouser, de vivre avec lui !

Tout cela faisait que, frémissant, à l’instant où Fantômas apparaissait au chevet de sa mère, de la pauvre M me Rambert qui le prenait pour son mari, Fandor ressentait, au fond de son cœur, comme un douloureux tressaillement fait de joie et d’épouvante.

Il s’épouvantait en effet de voir Fantômas, mais il s’en réjouissait en même temps.

Il allait lutter !…

La force jugerait entre eux et déciderait du triomphateur, car l’un des deux hommes ne sortirait pas vivant de cette chambre où le hasard les enfermait face à face.

À l’instant où Fandor allait s’élancer sur cet ennemi mortel, une réflexion l’immobilisait, l’arrêtait net, le forçait à demeurer impassible.

Jérôme Fandor crut entendre résonner dans sa tête, avec le lugubre tintement d’un glas, les dernières paroles que le médecin avait prononcées relativement à M me Rambert :

— Surtout, avait recommandé le praticien, épargnez-lui toute émotion. Une grande joie ou une grande douleur seraient capables de la tuer, et si la mort ne faisait pas son œuvre, il y aurait à craindre pour la raison de cette malheureuse, ébranlée si terriblement déjà par les horreurs de la vie…

Fandor, songeant à cela, se tut. Le devoir filial lui commandait de demeurer immobile. Il ne pouvait pas, prévenu comme il l’était, s’exposer à tuer sa mère du même coup de poignard dont il rêvait d’abattre Fantômas !…

Et certes, il était évident que la pauvre M me Rambert ne résisterait pas à la terrible secousse morale qui résulterait pour elle d’une lutte entre son fils et celui qu’elle croyait être son mari.

Fantômas était entre le lit de la vieille femme et Fandor. Le jeune homme, un instant, cessant de fixer le bandit, aperçut le pâle visage de sa mère, si blême sur les oreillers, que sa pâleur avait quelque chose d’effroyable. Il vit surtout, répandu sur le visage de M me Rambert, comme une extraordinaire expression de joie.

La pauvre femme, à ce moment, se trompant sur la qualité de Fantômas, devait goûter une véritable félicité en imaginant qu’enfin elle voyait réunis ceux qu’elle avait cru perdus pour toujours, ceux qu’elle chérissait entre tous, son mari et son fils.

— Je n’ai pas le droit de la détromper ! songea Fandor.

Il se répéta plus bas :

— Ce serait un assassinat !

Et, se maîtrisant lui-même, donnant une preuve merveilleuse de l’autorité suprême qu’il possédait sur ses nerfs, Jérôme Fandor demeurait immobile ! Jérôme Fandor adressait un sourire à Fantômas !…

Et, alors, d’une voix basse, d’une voix douloureuse, d’une voix que torturait la rage contenue, la haine déguisée, il saluait le bandit :

— Bonjour, papa…

À l’instant où Fandor cependant se décidait ainsi, par devoir filial, à ne point démasquer Fantômas, quelles étaient les secrètes pensées du Maître de l’effroi ?

Certes, si Fandor venait de soutenir avec lui-même un combat moral formidable, certes, s’il avait dû faire appel à toute sa volonté pour ne point se jeter sur le misérable, Fantômas, lui aussi, devait terriblement lutter avec lui-même pour ne point s’élancer sur Jérôme Fandor.

C’était en effet une chose curieuse. Si Jérôme Fandor haïssait Fantômas en raison du mal que celui-ci lui avait fait, Fantômas haïssait le jeune homme en raison du mal qu’il désirait lui faire !

Fandor, c’était, aux yeux de Fantômas, celui qu’Hélène chérissait, c’était lui que la jeune fille lui préférait, celui-là qu’elle adorait, et cela suffisait à faire que le bandit eût éprouvé une âpre volupté, goûté un horrible plaisir en massacrant Fandor !

Fantômas détestait le jeune homme, mais il était capable, lui aussi, de maîtriser sa haine, de s’imposer, de réfléchir.

Tuer Fandor à la minute, ah ! certes, Fantômas l’aurait fait s’il n’avait point eu peur, s’il n’avait point redouté les conséquences de son acte.

Fantômas, en effet, ne savait pas exactement où se trouvait Juve. À l’instant où il fouillait dans sa poche pour y prendre son revolver et faire feu sur Jérôme Fandor, il songea :

— Et si Juve bondit sur moi ? Et si Juve accourt au bruit de la détonation ?

Et Fantômas frissonna…

Il lisait en même temps dans les yeux de Jérôme Fandor les pensées secrètes du jeune homme. Il vit le regard de celui-ci se poser un instant sur la vieille M me Rambert. Fantômas alors, toujours maître de lui, devina les raisons secrètes qui interdisaient à Fandor de faire feu. Il les devina si bien qu’un sourire railleur détendit ses lèvres.