Cette fois, M me Drapier sonna.

Au bout de quelques instants, on frappa à sa porte.

— Entrez, dit-elle sans bouger de son lit.

Mais la voix de Caroline la cuisinière retentit.

— Mais je ne peux pas entrer ! Madame s’est enfermée !

À ces mots, la mémoire lui revint…

Elle n’avait pas l’habitude de s’enfermer à clé, elle se souvenait désormais parfaitement avoir donné deux tours de clé lorsqu’elle était revenue du fond de la galerie.

Elle n’avait donc pas rêvé, mais vécu cette heure tragique…

Mais alors, s’il était exact qu’elle s’était levée, les bruits qu’elle avait entendus étaient véritables ?

M me Drapier quitta son lit en hâte, alla ouvrir à la cuisinière.

Celle-ci entrait, tirait les rideaux. Lorsque la lumière du jour pénétra dans la pièce, Caroline poussa un cri d’épouvante.

— Mon Dieu, fit-elle, qu’est-il donc arrivé à madame ?

Et avant qu’Eugénie Drapier ait eu le temps de répondre, la cuisinière poursuivit, exprimant naïvement sa pensée :

— Madame a l’air d’avoir vieilli de dix ans dans la nuit !

Peu importait à Eugénie Drapier ce commentaire.

Elle interrogea :

— Ne s’est-il rien passé ? N’avez-vous rien remarqué d’anormal dans l’appartement ?

— Non, fit la cuisinière interloquée, d’ailleurs j’arrivais à l’instant dans la cuisine, lorsque madame m’a sonnée.

Eugénie Drapier se leva.

— Venez avec moi ! venez voir !…

Désormais les deux femmes, se suivant l’une l’autre, visitaient le salon, le fumoir, la salle à manger, M me Drapier évitait exprès de pénétrer dans la chambre de son mari avec la cuisinière, elle ne voulait pas que celle-ci s’aperçût que M. Drapier avait découché.

M me Drapier renvoya Caroline à la cuisine.

— Où est Firmain ? demanda-t-elle.

— Pas encore descendu, madame !

— Quelle heure est-il donc ?

— Sept heures, sept heures dix, peut-être.

— Allez le chercher !

Caroline s’exécutait.

M me Drapier pénétra alors chez son mari. L’ordre régnait toujours dans la pièce, le lit était intact, par dignité M me Drapier donna quelques coups de poing dans l’oreiller, ramena les couvertures, jeta la chemise de nuit de son mari sur le dos d’un fauteuil puis, entendant revenir Caroline, elle regagna la galerie.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Eh bien, fit la cuisinière, je reviens du septième, j’ai appelé Firmain dans le couloir, il n’a pas répondu ! Il est vrai que je ne sais pas très bien où est sa chambre, madame sait que je ne fréquente pas beaucoup les autres domestiques et que je connais juste le chemin pour gagner ma mansarde, ce que je fais toujours sans m’occuper des autres !

— C’est curieux ! pensa M me Drapier, que ce domestique ne soit pas en bas, à sept heures et quart… Je lui avais pourtant bien dit hier, de commencer ses appartements à sept heures précises !

Tout d’un coup elle poussa un cri rauque, elle manqua défaillir, la cuisinière la retint.

— Qu’avez-vous, madame ?

Mais Eugénie Drapier ne répondit point. Une affreuse pensée venait de traverser son esprit, elle éprouvait un effroyable remords de ne l’avoir point eue au préalable !

Comment, par suite de sa peur stupide, elle n’était pas allée au fond des choses, elle avait évité de se rendre compte… de savoir ce qui s’était passé… or, voici que tout d’un coup, lumineusement, elle entrevoyait un drame épouvantable !

Son mari n’était pas là, pas rentré ! Hélas, peut-être n’était-il même pas sorti !

Quant à ce Firmain qui avait disparu, cet homme qu’elle ne connaissait pas, malgré ses bons certificats, qui pouvait être un malfaiteur, c’était lui certainement qu’elle avait entendu sortir dans la nuit, courir dans la galerie !

Mais qu’avait-il fait ?

Eugénie Drapier se souvenait alors que, la veille, elle avait quitté son mari dans le cabinet de travail.

— Je n’ai pas encore visité cette pièce ! mon Dieu ! mon Dieu ! balbutia la malheureuse femme, mon Dieu, si Léon avait été assassiné par cet homme ?…

Elle ne pouvait en dire plus.

Titubante, s’appuyant au mur et sur l’épaule de la cuisinière qui ne comprenait rien à ses angoisses, elle se traîna jusqu’à la porte du cabinet de travail.

Elle voulut l’ouvrir : ce fut en vain.

La porte était fermée à clé.

— Léon ! hurla M me Drapier, es-tu là ? Réponds-moi !…

— Monsieur n’est donc pas avec madame ? interrogea la cuisinière.

— Non, Caroline ! non !…

Avec une rage désespérée elle secouait le bouton de la porte qui résistait. Caroline eut une idée.

— Par la chambre de monsieur, on peut entrer dans le cabinet de monsieur…

Caroline mettait son projet à exécution, mais lorsqu’une fois dans la chambre de M. Drapier elle essaya d’entrer dans le cabinet de travail, la cuisinière se heurta également à une porte fermée à clé.

Quant aux clés, elles avaient disparu.

Caroline commençait à s’inquiéter.

Lorsqu’elle revint dans la galerie, la vue de sa maîtresse ne lui parut point faite pour la rassurer.

M me Drapier était tombée à genoux sur le tapis, elle sanglotait, balbutiait ses craintes.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Peut-être est-il là ! assassiné ! mort !… Oh ! oui ! C’est sûr ! C’est certain ! J’ai entendu du bruit ! Cette nuit, Caroline, les parquets ont craqué ! Puis il m’a semblé que quelque chose de lourd tombait, un corps qui s’écroule, puis ce fut ensuite un bruit de pas précipités dans la galerie. Au secours !… au secours !… Et cette porte que je ne peux pas ouvrir, ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Cependant Caroline avait ouvert la fenêtre de la galerie donnant sur la cour, aux fenêtres des appartements voisins apparaissaient de nombreux domestiques qui secouaient leurs tapis ou simplement conversaient agréablement d’une fenêtre à l’autre.

La cuisinière fit des gestes désespérés qui en l’espace de quelques instants déterminèrent l’alarme dans l’immeuble. Cinq minutes après on sonnait à la porte de l’escalier de service, Caroline fut ouvrir, c’était le concierge accompagné de quelques domestiques de la maison.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je ne sais pas ! fit Caroline, un accident ! un crime peut-être ?

— Ah ! mon Dieu, balbutia le concierge qui reculait instinctivement.

La cuisinière autoritairement le prit par le bras.

— S’agit pas de vous en aller ! fit-elle, venez causer à madame !

Pendant le trajet, Caroline racontait tant bien que mal au concierge ce qu’elle avait cru comprendre ; des domestiques suivaient, intéressés, curieux ; ils arrivèrent jusqu’à M me Drapier qui demeurait anéantie devant la porte du cabinet de travail.

— Enfoncez cette porte ! cria-t-elle.

Le concierge hésitait.

— Vaudrait mieux, suggéra quelqu’un, prévenir la police… s’il y avait un crime ?

M me Drapier sursauta.

— Un crime ? qui vous a dit qu’il y a eu un crime ?

— Je ne sais pas, madame, fit le concierge, mais tout de même si cette porte est fermée et qu’elle ne devrait pas l’être ?

En l’espace de quelques secondes, la nouvelle d’un mystère se répandait dans la maison.

On ouvrit la porte qui donnait sur le grand escalier et était toute voisine. Un locataire, M. Marquiset, employé dans une compagnie de chemin de fer, descendait à ce moment ; il se renseigna, parut atterré.

— Cette pauvre M me Drapier ! fit-il.

Puis, apercevant son propre valet de chambre, dans la galerie où se trouvaient d’autres domestiques, il l’appela.

— Jules, au lieu de rester à faire le curieux, courez donc jusqu’au commissariat de police. Il est presque en face… et ramenez deux agents, on ne sait pas ce qui est arrivé !

M me Drapier s’épouvantait de voir la foule peu à peu envahir son appartement.

— S’il ne s’est rien passé, songeait-elle, qu’est-ce que va dire mon mari lorsqu’il saura que j’ai ameuté toute la maison ?