Pourquoi le Bedeau s’accusait-il d’un crime imaginaire ? quels motifs avait-il pour demander ainsi son arrestation ? Comment se faisait-il qu’il se vendait lui-même aux agents de la Sûreté ? C’était simple à comprendre, pour qui connaissait l’intelligence restreinte du sinistre apache. Le Bedeau, inquiet du sort de Fleur-de-Rogue et surtout de celui d’Hélène, redoutait par-dessus tout la colère de Fantômas, si par malheur et comme c’était possible, il était arrivé malheur à la fille. Le Bedeau par expérience connaissait la cruauté froide et l’indomptable rigueur du génie du Crime, du Maître devant lequel on ne trouvait point grâce lorsqu’on l’avait trahi. Le Bedeau se disait que l’endroit le plus sûr pour éviter la vengeance du bandit, c’était assurément la prison, la bonne et douce prison où on se laisse vivre, nourrir, blanchir, coucher, sans avoir à penser à rien.

Fleur-de-Rogue vivait-elle ou non ? La police la rechercherait, ce qui rendrait service au Bedeau et ce serait bien de la guigne si l’on ne finissait pas par démontrer qu’il avait, pour se faire arrêter porté, lui le Bedeau, une fausse accusation contre lui-même. Alors on le condamnerait à une peine plus ou moins grande pour le châtier d’avoir dupé la police et pendant ce temps-là, Fantômas, aurait tout le temps de se calmer, de penser à autre chose.

Cependant, Nalorgne et Pérouzin, qui, après quelques nouvelles interrogations, avaient désormais acquis la certitude que le Bedeau était bien un assassin, lui passaient solennellement les menottes et entraînaient leur paisible prisonnier hors du cabaret :

— On va pas cavaler à pied, interrogea le Bedeau, vous pouvez bien payer une roulante, d’autant plus que je me sens les arpions en dentelle ?

Le Bedeau, d’ailleurs, légèrement ivre, titubait.

Nalorgne et Pérouzin obtempéraient à son désir, eux non plus ne tenaient pas à s’en aller de la sorte, toutefois, avant d’arrêter un fiacre, Nalorgne, en homme précis qu’il était, faisait au Bedeau son compte :

— On te redoit soixante-quinze francs, on va te les payer.

Nalorgne déduisait de la somme le louis versé entre les mains du gargotier, pour payer son dîner. Il retint encore deux francs.

— Pourquoi ? demanda le Bedeau.

— Mais, fit le policier, pour le sapin.

Cette déclaration faillit tout gâter. L’apache se mit en colère :

— Nom de Dieu ! hurla-t-il, je crois que vous voulez m’avoir, vous autres, c’est-y pas malheureux d’essayer de me gratter comme ça, sur mon bénéfice. Ça, ça rentre dans votre boulot, c’est les frais de votre commerce.

Pérouzin essaya d’expliquer :

— Nous n’avons pas de frais supplémentaires pour cela. Alors si tu refuses de payer le fiacre, autant aller à pied.

La situation était embarrassante, car, d’une part, le Bedeau était fort ivre, et de l’autre, sur un signe de Pérouzin, gaffeur comme toujours, une voiture était venue se ranger le long du trottoir et pour s’assurer des clients par intimidation, le cocher avait déjà baissé son drapeau. Nalorgne se résigna à la générosité.

— Soit, dit-il, voilà les deux francs, la roulante sera à notre compte.

Les trois hommes s’introduisirent dans le fiacre et Nalorgne y monta le dernier, jeta une adresse au cocher.

Le véhicule roulait lentement, le Bedeau sommeillait, lorsque soudain, ayant regardé par la portière, et vu que la voiture longeait les fortifications, il s’écria stupéfait :

— Mais nom de Dieu, il se goure, le collignon !

Nalorgne et Pérouzin ne répondaient point. Le Bedeau insista :

— Dis-lui qu’il se fout dedans. Les fortifs, c’est pas la direction de la Préfectance.

Mais les policiers ne répondirent pas et à ce moment la voiture s’arrêta devant une masure hermétiquement close. Nalorgne, prestement, descendit et frappa à la porte :

Le Bedeau s’inquiéta.

— Qu’est-ce qu’il va faire ? demanda-t-il à Pérouzin.

— Voir un copain, répliqua celui-ci. Descendons aussi.

Intrigué, l’esprit alourdi par les vapeurs de l’alcool, et confiant, le Bedeau consentit à suivre Pérouzin.

À la demande de Nalorgne, la porte close s’était ouverte et brusquement le Bedeau se trouva poussé à l’intérieur d’une salle, très sommairement éclairée, salle garnie de tables et de banquettes où des hommes en train de boire étaient installés. Et tout d’un coup, le Bedeau se souvint qu’il connaissait cet endroit.

C’était un effroyable bouge de la Glacière, connu sous le nom de L’Œil Vert, et les apaches eux-mêmes ne s’y aventuraient qu’en tremblant, sûrs qu’ils étaient d’y rencontrer l’ennemi et d’y risquer toujours quelques mauvaises aventures. C’était le plus infâme établissement que l’on pût imaginer, cabaret clandestin, coupe-gorge, que même les plus terribles bandits n’approchaient qu’avec hésitation. Or, le Bedeau, allait se demander pour quels motifs Nalorgne et Pérouzin le faisaient venir là, lorsque soudain il blêmit, trembla sur ses jambes, poussa un cri de terreur :

— Ah, nom de Dieu, fit-il, ces vaches-là m’ont mouchardé.

Ses yeux apeurés ne pouvaient se détacher d’un homme qui, du fond de la salle où il se trouvait, dévisagea le Bedeau avec une singulière insistance, cependant que, sur ses lèvres fines et rasées, flottait un sourire railleur.

Le Bedeau pouvait être inquiet à juste titre, car l’homme qu’il voulait éviter à tout prix, de rencontrer se trouvait là devant lui, et cet homme, c’était Fantômas. Fantômas, autour duquel se trouvaient des hommes dévoués à sa cause et que le Bedeau connaissait bien. Il y avait là Bébé, Mort-Subite, les deux inséparables Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, plus copains que jamais.

Cependant qu’atterré, le Bedeau demeurait immobile au milieu de la salle, Nalorgne et Pérouzin, qui s’étaient respectueusement approchés du Maître, lui racontaient leurs dernières aventures.

— Le Bedeau, disaient-ils, s’accuse d’avoir tué Fleur-de-Rogue et demande à être conduit en prison. Faut-il lui obéir ?

Fantômas éclata de rire :

— Approche ici, ordonna-t-il, en fixant l’apache qui s’avança lentement, assieds-toi, prends un verre avec nous.

— Bon, se dit le bandit, du moment que Fantômas est aimable, c’est que cela va mal tourner. Il m’en veut sûrement. Il doit savoir que c’est moi qui ai poussé Fleur-de-Rogue à tuer sa fille, ça va mal finir. C’est peut-être le dernier verre que je bois.

Et dans cette crainte, le Bedeau se versa une rasade de vin à plein bord.

Fantômas, cependant, plaisantait le Bedeau :

— Crapule, menteur, saloperie, c’est comme cela, fit-il, que pour lâcher les copains, tu n’hésites pas à t’accuser d’un assassinat que tu n’as pas commis ? Poseur, va, mais Fleur-de-Rogue n’en ferait qu’une bouchée d’un abruti de ton espèce. Je puis même te dire une bonne chose, c’est que si ta marmite a disparu et que si elle a fait explosion, ça n’est pas à toi qu’elle le doit.

Le Bedeau releva la tête.

— Fleur-de-Rogue est claquée ?

— Cela ne te regarde pas, répondit le Maître.

Soudain, à l’idée que Fleur-de-Rogue était morte et bien morte, que cette fois c’était vrai, définitif, le Bedeau sentit monter à sa gorge un sanglot, essuya une larme furtive. Mais sur l’ordre de Fantômas, il changea aussitôt d’attitude :

— Assez de sentiment, avait ordonné le Maître, et maintenant écoute, nous avons à causer.

Auparavant le bandit congédia Nalorgne et Pérouzin, auxquels généreusement il remboursa l’argent indûment versé au Bedeau.

Il ne le donna pas de sa poche, mais simplement obligea le Bedeau à restituer la somme qu’il avait perçue, moins les vingt francs du dîner, naturellement. Narlogne et Pérouzin s’esquivèrent, et cependant que Nalorgne grommelait :

— Encore une sale affaire.

Pérouzin, plus optimiste, se disait :

— Bah, cela nous coûte vingt francs, mais tout de même on a fait un bon dîner.

Dans la salle basse du cabaret, Fantômas dictait ses instructions à ses hommes. Ceux-ci l’écoutaient avec attention. Il s’agissait, cette fois, d’une affaire nouvelle comme on avait peu l’habitude d’en faire, mais d’une extrême importance. Il s’agissait de contrebande et d’introduction en France de marchandises espagnoles payant des droits élevés à la douane. Fantômas s’installait commerçant et c’était par billets de mille francs qu’il calculait.