— Ah si vous aviez connu mes angoisses, continuait le procureur, car naturellement, j’ai songé tout de suite que la victime ne pouvait être que vous. Aussi, pensez combien votre communication téléphonique de tout à l’heure m’a fait plaisir. Les mots seraient impuissants à décrire…

M me Borel interrompit le magistrat :

— Depuis que je suis arrivée ici, c’est-à-dire depuis hier soir, j’avais entendu vaguement parler en effet d’aventures bizarres survenues, disait-on, aux habitants d’une maison de campagne voisine de Beylonque. J’étais loin de me douter qu’il s’agissait de notre modeste demeure, néanmoins, j’avais comme un pressentiment, une crainte, c’est pour cela que je vous ai téléphoné.

— C’est pour cela, seulement ? et moi qui m’imaginais que vous m’appeliez auprès de vous, pour me permettre de vous voir et passer à vos côtés des heures tant souhaitées.

M me Borel sourit sans répondre, plus énigmatique, plus lointaine que jamais.

— Hélas, fit-il, si vous saviez comme je souffre, car il est une nouvelle morsure que votre attitude me fait au cœur. Vous ne m’aimez pas, je m’en aperçois et je m’en rends compte d’autant mieux que je sais que vous en aimez un autre. Un autre qui n’est pourtant pas votre mari.

— Plaît-il ? fit M me Borel.

— Oui, poursuivit le magistrat, la chose m’a été révélée au cours de l’enquête que je faisais avant-hier encore, chez vous.

— Vraiment ? poursuivit la jeune femme qui commençait à s’énerver et faisait visiblement effort pour demeurer calme. Et quel est ce galant, s’il vous plaît ?

— C’est le spahi, fit le magistrat.

— Quel spahi ?

— Voyons, ne vous moquez donc pas de moi. Je sais hélas, l’intimité que vous avez avec lui, je connais vos longues promenades en tête-à-tête dans la solitude des pignadas.

— Auriez-vous l’intention de parler, dit-elle, de ce jeune militaire, de Martial Altarès ?

— Oui, fit le magistrat d’une voix oppressée. Ah hélas, je sais qu’il est beau, jeune, qu’il porte un superbe uniforme, tandis que moi…

— Vous, mon cher ami, vous êtes le plus charmant, mais le plus naïf des hommes que j’aie jamais connus, certes, je suis convaincue que vous êtes un magistrat perspicace, mais en matière de femme, d’amour et de jalousie, un aveugle vous en remontrerait sur le chapitre de la clairvoyance.

— Vraiment ? oh, que je suis heureux. Alors ? ce spahi ?

— Ce spahi, reprit en riant M me Borel, c’est à peine si je l’ai vu trois ou quatre fois dans mon existence et si nous avons échangé dix paroles. Il se peut qu’il me trouve à son goût, mais il n’a jamais eu l’audace de me le dire, quant à moi, je l’ai si peu remarqué que, vous venez de le voir, il m’a fallu faire un effort de mémoire pour me souvenir qu’il s’agissait de lui.

Le procureur s’était levé, il prenait les mains de M me Borel, les serra chaleureusement entre les siennes :

— Merci, dit-il, ah, je suis heureux, bien heureux, d’abord de vous voir vivante, en bonne santé, ensuite de comprendre que vous ne m’en voulez pas trop, que vous avez peut-être pour moi un peu de sympathie, plus même que de la sympathie.

Le magistrat, à l’instar d’un adolescent qui, pour la première fois aime et ne sait comment exprimer son amour, balbutia des mots vagues et sans suite en rougissant comme une jeune fille. M me Borel semblait s’amuser infiniment de l’attitude du procureur. Toutefois, elle le reconduisait doucement jusqu’à la porte et un observateur perspicace se serait nettement rendu compte que la jolie femme devait trouver que la visite avait suffisamment duré et ne guère tenir aux galanteries du vieux magistrat. Cependant, pour ne point le laisser partir sur une impression mauvaise, M me Borel rendit au procureur sa poignée de main sincère, elle eut pour lui un regard aimable, tendre presque :

— À bientôt, dit-elle, j’irai vous voir à Bayonne, nous causerons de tout cela. Probablement, conclut-elle, je vais attendre le retour de mon mari. Dès qu’il sera là, nous partirons ensemble pour savoir ce qui se passe chez nous.

— Que ne puis-je y aller avec vous ? s’écria le magistrat. Je suis hélas trop occupé en ce moment par mon service, mais vous y trouverez Juve, le policier Juve.

À ce nom, M me Borel, malgré tout l’empire qu’elle avait sur elle-même, tressaillit et pâlit tellement qu’Anselme Roche s’en aperçut :

— Qu’avez-vous ? dit-il, êtes-vous souffrante ?

— Non, fit la mystérieuse personne.

Mais elle hâta les adieux. Modestement, par le tramway, M. Anselme Roche regagna Bayonne. Il était tout heureux des dernières paroles de M me Borel.

— Elle viendra me voir, se répétait-il, elle viendra me voir à Bayonne, et nous causerons de tout cela, de tout cela, ce ne peut être que mon amour, oserai-je dire de notre amour ?

Une autre pensée vint à l’esprit du magistrat. Du moment que M me Borel était vivante, bien vivante, c’est qu’assurément le spahi ne l’avait pas assassinée, ce militaire était donc innocent et le magistrat s’applaudissait de ne pas l’avoir fait arrêter.

— Comme il est bon de réfléchir et de ne pas agir trop vite, se disait-il. J’allais commettre une belle gaffe, certainement il ne s’est rien passé du tout, et quand on y réfléchit, on ne sait plus de quel côté en cette affaire s’est trouvé le véritable idiot : si c’est ce malheureux Saturnin qui a affolé tout le monde par son récit invraisemblable, ou si c’est la justice qui a ajouté foi aux propos d’un innocent ? Il n’y a pas de doutes, c’est la justice, c’est-à-dire Juve, moi, qui avons été stupides. Non, ce n’est pas possible qu’il ne se soit rien passé. Sapristi, j’allais oublier ces traces de sang que l’on a découvertes et puis enfin, on a beau dire, il n’y a pas de fumée sans feu.

***

Cependant, à l’ Impérial Hôteldepuis le commencement de cette journée, le personnel était sens dessus dessous. Les valets de chambre n’arrêtaient pas de nettoyer les appartements du premier étage, les hommes de peine fourbissaient les cuivres, astiquaient les boutons de porte, les poignées de fenêtre. Des femmes apportaient du linge, changeaient des draps, des serviettes.

Assurément on attendait des hôtes importants pour occuper ces appartements les plus luxueux de l’ Impérial Hôtel.Anselme Roche n’avait pas quitté M me Borel depuis dix minutes que, devant le perron de l’ Impérialvenait se ranger une superbe automobile, blanche de poussière. Deux messieurs en descendaient et le mécanicien, dûment stylé démarrait aussitôt, quittait le perron, se dirigeait vers le garage.

Il convenait de faire place, en effet, car une autre automobile, encore plus luxueuse, munie d’une élégante carrosserie landaulet, venait encore s’arrêter au pied des marches de l’hôtel. Trois voyageurs, cette fois, sortirent de ce véhicule, puis, encore, survenaient deux autres voitures.

Le personnel de l’hôtel, le portier et ses aides, le gérant, étaient venus faire la haie et, respectueusement, s’inclinaient très bas devant l’un des voyageurs qui, précédant les autres, montait à vive allure l’escalier de marbre qui conduit au hall.

C’était un homme très brun, d’une élégance raffinée et d’une extrême distinction. Il y avait beaucoup d’aisance dans sa démarche, de grâce dans sa tournure. Assurément c’était un grand seigneur, rien qu’à juger par son attitude et aussi par sa suite.

Des promeneurs ayant vu arriver ces luxueux équipages, étaient venus, curieux, grossir la haie qui s’était formée sur le court espace réservé au nouvel arrivant.

Et, dans cette foule admirative et polie, courait sur toutes les lèvres le nom du personnage :

Don Eugenio d’Aragon, infant d’Espagne !

C’était en effet, le cousin du roi qui faisait son entrée solennelle à l’ Impérial Hôteloù il venait s’installer pour une quinzaine de jours. C’est pour ce grand personnage qu’on avait si minutieusement préparé les appartements du premier étage.