Mais Juve haussait les épaules :

— Bouzille, déclara le policier, est un insupportable bavard, un individu assommant, peut-être, un vagabond nuisible, mais ce n’est pas un assassin. Ah, au fait, Monsieur le procureur, je l’ai fait arrêter tout à l’heure, pour n’être pas continuellement importuné par lui. Vous serez bien aimable de diriger contre sa personne un commencement d’enquête. Nous le relâcherons dans quelques jours.

— Juve, dit le procureur, je voudrais vous demander… Enfin, je pense… C’est-à-dire… Ne croiriez-vous pas volontiers ?

— Quoi ?

— Que Fantômas n’est pas étranger…

— Fantômas a bon dos. D’un bout à l’autre du territoire, et même hors frontières, maintenant, quand il se passe un fait mystérieux, on est prêt à dire : c’est du Fantômas. Que diable, il ne faut pas exagérer ! Monsieur le procureur, voulez-vous m’accompagner jusqu’à la Maison Borel ? Il serait bon que je puisse jeter un coup d’œil.

Au même moment, on frappa à la porte de la salle de la mairie.

— Entrez, commanda Juve, consultant du regard le procureur de la République.

L’homme qui fit son apparition dans la pièce était un soldat, un jeune spahi, élégamment serré dans la courte veste rouge de son uniforme, ayant une figure fine et intelligente, d’admirables yeux bruns, la tenue et la démarche d’un homme du monde.

— Je n’abuserai pas de vos instants, dit le spahi, mais je crois que je ne puis tarder plus longtemps à venir vous parler. Je me nomme Martial Altarès.

D’un coup d’œil, Juve interrogea le procureur. Peut-être M. Anselme Roche connaissait-il le jeune militaire ?

— Monsieur, expliqua, en effet, le procureur, est le frère de M me Delphine Fargeaux, épouse de M. Fargeaux, propriétaire du château de Garros, à quelques kilomètres d’ici. Nous vous écoutons, Monsieur.

— Hélas, reprit le jeune spahi, ma déposition sera très brève, mais je vous avoue que j’ai grand-peur qu’elle ne soit aussi très grave. Messieurs, je me demande ce qu’est devenue ma sœur Delphine, qui a disparu.

— Votre sœur a disparu ? répéta Juve, elle a réellement disparu ? Eh, eh, c’est intéressant. Mais voyons, ne vous trompez-vous pas ?

Le spahi, tout d’abord, s’était assis, lui aussi, sur un geste du procureur de la République. Mais il se releva à son tour, une soudaine colère empourpra son visage. Il parlait non plus avec calme, mais avec une extrême violence :

— Je suis sûr de mon fait. Écoutez-moi. Ma sœur, Delphine est une femme exquise, mariée à un rustre, un grossier personnage, une sorte de paysan enrichi, mon beau-frère, M. Fargeaux. Un mariage, Messieurs, qui fait ma honte et mon désespoir. Voyez-vous ma sœur condamnée à vivre dans ce château de Garros, aux côtés d’un homme qui n’est jamais préoccupé que du prix du maïs, du coût de la résine ou même de l’engraissement des cochons ? Une honte, vous dis-je. Enfin, je passe.

— Passez.

— Ma sœur n’a pas d’enfant. Elle s’ennuie. Sa seule distraction, l’unique distraction, entendez-vous, que lui permette son mari, consiste en de courtes promenades qu’elle fait aux environs de Garros. Moi, d’ordinaire, je suis absent, en garnison en Algérie. Exceptionnellement, j’ai un congé de convalescence, et c’est pourquoi vous me voyez ici. Bref, ma sœur est sortie, a été se promener sur la grand-route, des paysans l’ont vue, elle marchait tranquillement, et elle n’est pas revenue. Mon beau-frère, naturellement, ne s’est inquiété de rien, il m’a dit : « Votre sœur est partie en voyage. » Je l’ai d’abord cru. Puis je me suis étonné que Delphine ne m’ait pas prévenu. Puis j’ai écrit de différents côtés. Je me suis informé. J’ai fait une enquête. Enfin, Monsieur, comprenez mon émoi lorsque, il y a vingt-quatre heures, en lisant un journal local, j’apprends qu’un crime mystérieux avait été commis ici, à deux pas de Garros, et qu’on ne savait ni quelle était la victime, ni quel était l’assassin. Messieurs, je suis fou d’angoisse, depuis ce moment, renseignez-moi. Savez-vous quelque chose ?

— Monsieur, déclara Juve, je me demande s’il y a la moindre coïncidence, le moindre rapprochement à faire entre l’absence de M me votre sœur et le drame qui nous préoccupe. Connaissiez-vous les Borel ? Votre sœur avait-elle une raison de se rendre chez eux ?

De rouge qu’il était, le spahi devint cramoisi :

— Ma sœur, déclara-t-il, est un femme irréprochable digne du nom qu’elle porte, qu’elle portait étant jeune fille, veux-je dire, digne de mon nom, enfin, et il est inutile, au sujet de sa disparition, d’échafauder des hypothèses louches.

— Je ne vous parle pas de cela, interrompit Juve.

— Je l’imagine bien, morbleu, ou ça ne se passerait pas comme ça ! Seulement, c’était une déclaration utile à faire. Autre chose : vous me demandez si ma sœur connaissait les Borel ? Oui, mais très peu. Elle entretenait avec eux des relations de bon voisinage. Moi, je connaissais M me Borel bien plus intimement.

M. Anselme Roche, à son tour, parut vivement ému :

— Vous connaissiez M me Borel ? interrogea-t-il d’une voix soupçonneuse, désagréable presque.

— Oui, Monsieur. Une femme charmante, exquise, belle à ravir, douée de toutes les qualités, séduisante au possible.

— Vous la connaissiez beaucoup ? insistait le magistrat.

— Assez, oui.

— Vous lui rendiez visite souvent ?

— Très souvent.

— Monsieur, déclara sèchement le procureur en se levant, pour marquer que l’audience était terminée, je prends bonne note de vos dépositions. Vous pouvez retourner au château de Garros, si j’avais une communication à vous faire, vous seriez immédiatement mandé.

***

Deux heures plus tard, en compagnie du procureur de la République, Juve, après avoir minutieusement fouillé la maison, demeurait fort perplexe.

Pour Juve, en effet, l’hypothèse du crime était radicalement démontrée par l’aspect même des lieux. À coup sûr, quelqu’un avait été tué au rez-de-chaussée. Le corps avait saigné longtemps sur le sol avant qu’on l’emportât. Mais où l’avait-on emporté ?

— Si le meurtre avait eu lieu ici, disait Juve, montrant le milieu de l’unique pièce donnant de plain-pied sur la route, je ne vois pas du tout pourquoi l’assassin se serait donné la peine de monter le cadavre au premier étage, comme en font foi cependant les traces de sang qui subsistent encore sur l’escalier et sur le tapis de cette chambre-boudoir. Je vois encore moins ce qu’il a pu faire du cadavre, une fois en haut, où les traces de sang s’arrêtent à deux mètres de la baignoire.

Poursuivant brusquement ses investigations, cherchant toujours à donner une explication au mystère invraisemblable qu’il étudiait, Juve ajouta :

— Autant qu’on peut en juger d’ailleurs, étant donnée la disposition des lieux, il est vraisemblable qu’un homme seul a pu hisser le cadavre par ce petit escalier. Ceci conduirait à conclure que M me Borel n’est pas, ne peut pas être l’assassin, qu’elle serait plutôt la victime.

Par acquit de conscience, Juve, une dernière fois, entreprit le tour du logis dramatique et, soudain, en se baissant pour examiner, au premier étage, le dessous d’un grand divan, il fit une découverte extraordinaire :

— Monsieur le procureur, appela Juve, montez donc. Voyez ce que je trouve. Un revolver, un revolver d’ordonnance, un revolver de soldat. Oh, oh, est-ce que, par hasard, le spahi que nous avons vu… ?

Juve s’interrompit, il réfléchit quelques minutes, puis, à brûle-pourpoint, et de la meilleure foi du monde il interrogea le procureur de la République.

— Dites-moi, demandait-il, ce Martial Altarès, ce jeune homme que nous avons vu tout à l’heure, ce militaire qui est si furieux contre son beau-frère, vous a-t-il fait une bonne ou une mauvaise impression ?

— Une impression détestable.

6 – LA SOIRÉE DU BEDEAU