Bouzille cependant, après avoir trottiné quelque vingt minutes, était parvenu à une sorte de clairière comportant à son centre une petite mare. Là, le chemineau s’arrêta en se frottant les mains.

— Justement il n’y a personne, s’exclama-t-il satisfait. Ah, ah, je crois qu’on va rire.

D’un coin de broussaille, il tira une grande cruche qu’il remplit d’eau et posa soigneusement sur le bord du chemin. Cela fait, Bouzille revint vers le cheval abandonné et le flatta de la main.

— Et alors, mon petit bidet, lui déclara-t-il d’une voix attendrie, vous avez donc des rhumatismes, on craignait donc la congestion ? Hé, hé, monsieur le cheval, ne vous faites pas de mauvais sang ! Bouzille est encore le meilleur des vétérinaires, et Bouzille va vous tirer d’affaires.

Tout en parlant, le chemineau, laissant le cheval sur le bord de la mare, se dépêcha de faire le tour de l’étang, tenant toujours le bout de la longe à laquelle il avait ajouté une grande corde.

Puis, séparé de la bête par la mare, Bouzille, tranquillement tira sur la longe, pour obliger le cheval à entrer dans l’eau et à venir le rejoindre en traversant le marais.

— Viens bidet, criait-il, viens mon joli animal !

Campé sur ses deux pattes de derrière, le cheval se cabra, chercha à s’échapper.

Bouzille, à l’autre bout de la longe se cramponna :

— Hé, bourrique, s’écria-t-il, tu ne vas pas t’échapper au moins, allez, hop-là ! Viens donc, continuait Bouzille, ah, sacré bon sang, c’est tout de même malheureux d’avoir tant de mal pour gagner douze sous.

À force de tirer sur la longe, le chemineau cependant amena son malheureux cheval a descendre jusqu’au poitrail dans les eaux stagnantes du marais. La bête alors sembla devenir enragée. Les oreilles dressées, les naseaux frémissants, ruant, sautant, faisant des écarts, elle avança, recula, parut atteinte d’une soudaine folie.

Quant à Bouzille, au moment même où le cheval semblait le plus excité, il avait retrouvé tout son sang-froid.

— C’est épatant, déclara-t-il, voilà le bidet qui commence à être chatouillé. C’est bon signe.

Il tirait toujours sur la longe, le cheval allait avoir traversé entièrement le marais, lorsqu’un événement que n’avait pas prévu Bouzille se produisit, menaçant d’avoir de graves conséquences.

Maintenu par la corde qui le prenait au licou, le cheval se débattait toujours furieusement dans la mare où Bouzille venait de le faire entrer de force, mais soudain, mû par un instinct subtil, subitement l’animal changea de tactique. Avant que Bouzille ait eu le temps de réfléchir, la bête furieusement partit au grand galop, traversait en quelques foulées le petit étang d’une profondeur infime, puis il en sortit vers la rive où se tenait Bouzille et là, traînant le chemineau pendu au bout de la longe, le cheval se mit à galoper éperdument. Bouzille ne riait plus du tout. Par bonheur, comme les poignets endoloris, le pauvre chemineau allait se résigner à abandonner sa bête, du bois voisin, un homme apparut qui, avec une agilité extraordinaire, sauta au licou du cheval, l’empoigna par les naseaux, l’immobilisa, et comme s’il eût fait la chose la plus naturelle, éclata de rire, disant d’une voix tranquille :

— Tiens, c’est toi Bouzille ?

Bouzille n’était guère rassuré. À la dernière minute un accident prévu s’était produit. Bouzille, le pied pris dans une broussaille, s’était étalé de tout son long. Il se releva et répondit à son interlocuteur en grommelant :

— C’est moi, oui…

Mais son visage s’éclaira, il avait reconnu celui qui lui parlait. C’était Saturnin, le malheureux idiot, et Saturnin était un ami :

— Attends voir un peu, continua Bouzille, qu’on attache Rossinante.

— Rosse quoi ?

— Ça ne fait rien, tu ne peux pas comprendre…

Négligeant d’instruire Saturnin sur les hauts faits du coursier de Don Quichotte, Bouzille s’occupa activement d’attacher le cheval au pied d’un arbre. Et ce fut alors Saturnin qui reprit :

— Tiens, pourquoi donc qu’il saigne comme ça sous le ventre et sur les pattes ? et qu’est-ce que c’est que ces choses noires qui gigotent et qu’il a collées contre lui ?

— Va me chercher la cruche là-bas, répondit simplement Bouzille.

Bouzille, d’ailleurs, semblait peu flatté d’avoir rencontré Saturnin. Volontiers l’ancien chemineau, d’habitude, conversait avec l’idiot, qu’il appelait pompeusement son « secrétaire administratif », en se déchargeant sur lui de certains menus travaux. Mais ce jour-là cependant, Bouzille monologuait tandis que Saturnin faisait le tour de la mare pour aller chercher la cruche demandée :

— C’est embêtant qu’il ait vu cela, il va peut-être jaser. Bah, après tout, je dirai que le cheval s’est échappé et que c’est de lui-même qu’il est entré dans l’eau.

Saturnin, cependant, revenait. Têtu, il insista :

— Qu’est-ce que c’est, Bouzille, que ces choses noires qui remuent et pourquoi qu’il saigne le cheval ?

Il fallait bien répondre : Bouzille le fit, laconiquement :

— Les choses noires, déclarait-il, c’est des sangsues et si le cheval saigne, c’est que les sangsues l’ont mordu : faudra pas le dire.

— C’est des sangsues, répétait-il, et le cheval saigne parce qu’ils l’ont mordu. Pourquoi qu’ils l’ont mordu ?

— Parce que M. Peyrat me les achète douze sous les cent.

Interloqué, Saturnin questionnait :

— Hein ? je ne comprends pas.

Naturellement, faisait Bouzille, eh bien, ça ne fait rien. Ça vaut même mieux. Écoute, Saturnin, aide-moi à détacher les sangsues. Tu vois comment je fais ? bon. Tu les mettras dans la cruche.

— Comment que les sangsues elles ont fait pour s’attacher au cheval ?

— Saturnin, tu n’es qu’un fichu imbécile. Les sangsues, mon vieux, c’est comme des huissiers, ça s’attache tout seul. Ça colle épatamment. Ça bouffe le pauvre monde. Tu comprends, quand le cheval est entré dans la mare, elles l’ont senti, elles sont venues le sucer, et dame, quand il est sorti, elles n’ont pas eu le temps de se cavaler. Mais tu sais, Saturnin, ce que je t’explique-là, c’est pour toi seul, faut pas le raconter. Si jamais tu dis que j’ai fait entrer mon cheval dans la mare tu es sûr qu’un jour ou l’autre je t’y flanquerai dedans, moi, dans la mare.

— Et alors Bouzille ?

— Et alors, mon vieux, c’est toi que les sangsues boulotteront.

En causant cependant, Bouzille expert et preste, – ce n’était certainement pas la première fois qu’il se livrait à cette pêche clandestine, avait détaché des flancs du malheureux cheval, quantités de sangsues qui s’y étaient collées. Satisfait, il cachait sa cruche sous les fourrages, lavait les plaies de la bête.

— Bah, je dirai qu’il s’est écorché et l’on verra bien.

Puis Bouzille se disposait à s’éloigner, recommandant encore :

— Un bouchon, Saturnin, un bouchon, hein.

— Quoi ? répondait l’idiot.

— Pas un mot ou je te flanque dans la mare.

Saturnin éclata de rire.

Il n’agissait jamais de sa propre volonté, mais en général, ses actions et ses gestes étaient le réflexe de ce qu’il voyait faire autour de lui. Le malheureux idiot imitait, tel un automate, les mouvements dont ses yeux étaient témoins. Bouzille ne s’était pas éloigné depuis cinq minutes que Saturnin, riant toujours, paraissant au comble de la joie, entra dans la mare.

Hélas, le malheureux idiot s’était à peine avancé de quelques mètres dans les eaux, il n’était mouillé encore que jusqu’à la ceinture que les sangsues se précipitaient en rangs serrés contre lui. Terriblement mordu, Saturnin passait du rire aux larmes, poussait des cris effroyables, voulut rebrousser chemin.

Il fit quelques pas, quatre ou cinq dans la direction de la rive, lorsqu’en plein front une pierre, lancée par une main invisible, le heurta violemment.

— Maman, cria Saturnin, étourdi par le coup et de plus en plus mordu par les sangsues, Maman.

Il tentait d’avancer encore, un caillou à nouveau l’atteignit au visage, son front se mit à saigner.