— J’ai vendu ce cadavre, répéta-t-il, monsieur le professeur, j’ai déjà promis de le livrer.

— C’est vrai ? demanda-t-il, à qui l’avez-vous vendu ?

— Si vrai, monsieur le professeur, affirmait Joé Lamp, qu’au moment même où vous êtes arrivé, j’étais en train de demander à ma vieille bonne un grand drap pour ensevelir le corps et en effectuer la livraison…

— Et vous avez déjà été payé ?

— Non, monsieur le professeur, mais…

— Eh bien, alors, rien n’est perdu…

— Comment, rien n’est perdu ?…

— Mais oui. Un contrat n’est valable, mon ami, que du moment où des arrhes ont été données. De quel prix étiez-vous convenu ? Je le double.

Joé Lamp hésita visiblement.

Il ne mentait pas en affirmant qu’il avait déjà vendu le cadavre de Garrick… Mais, après tout, le professeur avait raison : il n’avait fait que donner une acceptation de principe, il était encore libre, peut-être, de changer d’avis.

Timidement, Joé Lamp proposa :

— Dix livres sterling, monsieur le professeur, ce serait trop ?

Silver Smith ne sourcilla même pas, bien que la somme fût exagérée en effet.

— Je vous donnerai, dit-il, dix livres maintenant si vous acceptez, et dix livres de plus lorsque vous m’aurez apporté le condamné. Toutefois, comme il s’agit d’expériences excessivement importantes, j’entends être certain que vous ne me tromperez pas, et que vous exécuterez votre promesse, monsieur Lamp. C’est pourquoi, si nous tombons d’accord, je vais vous demander une promesse écrite. Cela vous va-t-il ?

— Monsieur le professeur, je ne peux pas refuser une offre aussi intéressante… Où devrai-je livrer le cadavre ?…

— D’abord, dit le professeur, mettez votre signature là. Bien, merci… Voici les dix livres promises… Maintenant, lisez cette autre note que voici, et qui vous donnera tous les renseignements nécessaires, pour que vous m’apportiez rapidement d’abord, et ensuite de la façon dont je l’entends, le cadavre que je viens de vous acheter. Vous comprenez, monsieur le bourreau ?

Joé Lamp, d’un coup d’œil, avait pris connaissance des instructions qu’on lui tendait.

— Je comprends…

Et, soudain, ravi du marché qu’il venait de conclure, Joé Lamp promit :

— Monsieur le professeur, vous pouvez être assuré que, quoi qu’il arrive, vous disséquerez le corps de Garrick, moins d’une heure après qu’on l’aura dépendu, exactement ainsi que vous me le demandez…

— Bien, bien mon ami, dit-il, j’ai confiance en vous puisque, vous le voyez, je paye d’avance, et maintenant je me hâte de rentrer chez moi, car il faut que j’installe mon laboratoire…

Quel eût été l’effroi du malheureux Garrick qui, ce matin-là, réfléchissait mornement dans sa cellule, s’il avait su qu’il existait d’aussi nombreux amateurs pour se disputer son corps, alors même qu’il était encore en vie…

28 – L’EXÉCUTION

De toutes les prisons anglaises, la maison d’arrêt de Pentonville, située au nord de Londres, est, sans contredit, la plus importante, et aussi la mieux organisée. Lors de sa construction, vers 1830, on la considérait comme étant le type accompli de la prison modèle. Elle se composait alors d’une demi-douzaine de corps de bâtiment comportant chacun quatre étages, ayant chacun un nombre équivalent de cellules, toutes construites sur les mêmes principes d’architecture et d’hygiène.

Depuis lors, les locaux pour contenir les prisonniers ont été de beaucoup augmentés. Toutefois, les cachots n’ont pas acquis une dimension plus considérable, tous sont construits en effet sur le même modèle : petites salles carrées ayant treize pieds de large et neuf de haut.

C’est à Pentonville que le législateur anglais a pour la première fois, dès sa mise en vigueur, appliqué le principe de l’isolement, principe généralisé depuis dans la plupart des prisons du monde entier. C’est pour cela qu’on trouve, à Pentonville, d’immenses préaux, de larges cours où se promènent les détenus, mais auxquels ils accèdent de leurs cellules respectives par de longs couloirs étroits, à seule fin de ne pas voir leurs compagnons et de n’être pas vus d’eux.

À l’extrémité du bâtiment se trouvent un certain nombre de cellules, exactement semblables aux autres, mais réservées à une catégorie de prisonniers d’une qualité particulière.

C’est en effet la partie de la prison réservée aux condamnés à mort.

Elle est toute proche du petit pavillon dans lequel s’effectuent les exécutions, pavillon que sépare de l’immeuble même de la prison une courette intérieure semée de gazon, riante pelouse qui recouvre les cercueils des condamnés qui ont subi la peine capitale et dont les corps n’ont été réclamés ni par la famille ni par la Faculté.

***

Cette nuit-là, comme les autres d’ailleurs, un silence absolu régnait à Pentonville et, dans les corridors déserts, seul le bruit du pas des gardiens effectuant leur ronde résonnait avec un bruit sourd.

La grande prison dormait, elle ne devait s’éveiller qu’à six heures, aux sons de la cloche, et pourtant, ce ne serait pas une journée comme les autres dont elle sonnerait l’avènement.

La nuit qui s’achevait allait en effet se terminer par un drame bref, rapide, mais dont l’horreur n’en serait pas moins grande pour cela : l’exécution du condamné Garrick.

Un événement de ce genre ne se produit pas sans être entouré d’un certain nombre de formalités. Il faut, pour mettre à mort un homme, remplir toute une série d’obligations, se conformer à un protocole qui n’est pas sans déterminer des frissons d’angoisse et d’épouvante chez ceux qui se trouvent devoir être, par leurs fonctions, intéressés à un titre quelconque à cette lugubre cérémonie.

Dans un couloir, à quelques pas de la cellule occupée par Garrick, deux gardiens causaient :

— Quelle heure est-il, Edward ?

L’interpellé regarda sa montre à la faible lueur d’une ampoule électrique.

— Quatre heures dix, murmura-t-il, nous n’en avons plus que pour quarante minutes.

Le premier des gardiens reprit :

— Avez-vous déjà vu une exécution, Edward ?

— Pas encore, Jacob, je suis à la prison depuis deux ans, mais je n’étais pas affecté aux condamnés à mort.

— Moi, j’ai déjà vu cela lorsque j’étais à Manchester.

— Est-ce horrible, interrogea Edward, dont les joues blêmissaient ?

— Cela dépend du condamné… il en est qui vont à la mort avec courage, d’autres qui s’évanouissent dès leur réveil, d’autres enfin qui se débattent, qui hurlent…

— Quelle sera l’attitude de Garrick ?

Son compagnon ne lui répondit pas.

Il alla sur la pointe des pieds, jusqu’à l’extrémité du couloir opposé à la cellule de Garrick :

— Qui va là ? fit-il d’une voix inquiète…

— Moi… répliqua quelqu’un sur un ton étouffé…

Jacob ne voyant pas son interlocuteur, insista :

— Moi… ça n’est pas un nom… comment vous appelez-vous ?

Le nouvel arrivant se fit connaître :

— Je vous dis que c’est moi… moi, Robert…

— Parbleu, fit Edward, d’un air qu’il s’efforçait de rendre enjoué, c’est le sacristain de la chapelle… Que vous faut-il, mon ami ?

Le gros homme, au teint terreux, à la face boursouflée, s’expliqua enfin :

— Je suis monté jusqu’ici, messieurs, mais je n’en avais pas la moindre envie, je vous assure, car je ne tiens pas à « le » voir, j’ai même très peur de « le » voir… Mais je ne peux pas retrouver mes allumettes, je suis venu vous en demander…

— Des allumettes ?

— C’est pour les cierges de la chapelle, des fois que le… le condamné voudrait entendre le service divin…

Jacob prit dans sa poche un briquet qu’il tendit au sacristain :

— Tenez, mon ami, fit-il, voilà votre affaire et… à tout à l’heure…

Le sacristain se retira en hâte :

— Oh, à tout à l’heure… à tout à l’heure, ça n’est pas certain, d’abord, peut-être Garrick ne voudra-t-il pas entendre l’office, et ensuite… comme je ne suis pas obligé d’y assister…