Mais ces paroles, Juve ne les prononça pas…

Parler ainsi, provoquer la déchéance des monstres, c’était assurément signer l’arrêt de mort de Fandor, que Fantômas tenait à sa merci.

Ah ! l’effroyable dilemme.

Il fallait commettre une iniquité pour en empêcher une autre.

Juve, pour sauver Fandor, devait devenir le complice de lady Beltham et de Fantômas…

Sans qu’un muscle de son visage n’ait tressaillit, Juve avait envisagé ces diverses hypothèses.

Estimant qu’il fallait enfin répondre quelque chose, il se tourna vers Shepard :

— M. le détective, déclara-t-il, je regrette de ne pouvoir accepter la mission que vous me confiez. Pour des raisons qui me sont personnelles, je désire résilier mes fonctions. J’irai toutefois, jusqu’au bout de la mission qui m’a été assignée, et j’assisterai, conformément à votre désir, à l’exécution de Garrick… Demain toutefois, après la mort du coupable, le policeman 416 vous redemandera sa liberté.

Aux interrogations cordiales, aux objurgations chaleureuses du détective, longtemps Juve opposa d’irrévocables dénégations.

— « 416 » demanda Shepard, ce n’est pas votre dernier mot, je suppose ?

— Monsieur le détective, poursuivit Juve, je ne puis revenir sur cette décision… Peut-être un jour pourrai-je vous expliquer les motifs qui m’ont déterminé à la prendre.

— C’est bien, dit Shepard, je prends note de votre démission, vous n’appartiendrez plus à la police anglaise à partir de demain, dix heures du matin.

Juve salua le coroner, Shepard, puis se retira lentement.

Le policier quitta la prison, et à peine arrivé dans la rue, rejoignit la voiture où l’attendait toujours lady Beltham.

— Eh bien ? interrogea celle-ci, dont le majestueux visage se dissimulait sous de longs voiles sombres.

Le policier jeta une adresse au cocher, puis s’installant dans la voiture, à côté de la grande dame, il chuchota :

— Nous avons failli tout perdre…

27 – LES PETITS BÉNÉFICES DU BOURREAU

Dame Betty, ménagère diligente, mais perpétuellement grognon, s’était levée ce matin-là de moins bonne humeur que d’habitude.

Dame Betty était descendue en retard de quelques minutes sur l’horaire qu’elle s’était fixé depuis une dizaine d’années, et qui réglait minutieusement les opérations diverses qu’elle devait accomplir chaque jour, depuis la lecture de la Sainte Bible qu’elle faisait le matin, épouvantablement sévère derrière d’énormes lunettes rondes descendues sur son nez, jusqu’à la lecture du journal qu’elle entreprenait, le soir, après avoir mis ses papillotes… et qu’elle ne poursuivait jamais, le sommeil venant toujours l’interrompre.

Dame Betty, d’une main rageuse, décrocha les volets clôturant la boutique – bonbons et jouets – qui appartenait à son maître, le très honorable M. Joé Lamp.

Joé Lamp était exigeant. Il n’admettait point qu’on fût en retard, il ne tolérait pas que sa vieille servante fît manquer, par son peu de diligence, quelques heures de vente, quelques minutes même, et Dame Betty, qui partageait l’avarice de son maître, tenait à sa fortune comme elle eût tenu à la sienne propre, se gourmandait et tremblait dans l’attente des reproches de Joé Lamp…

— Monsieur a l’oreille si fine, pensait Betty, qu’à coup sûr, il va m’entendre enlever les volets. Il est huit heures cinq, il me grondera, il prétendra encore que j’ai manqué la pratique des garnements de Jackson Collège.

… À vrai dire, Dame Betty n’avait rien manqué du tout, les garnements dont elle parlait n’arrivant au collège voisin qu’à huit heures et demie. À vrai dire surtout, il n’était point nécessaire que Joé Lamp eût l’oreille fine pour entendre, du haut de sa chambre, Dame Betty décrocher les volets, car nerveuse, la vieille femme en se livrant à cette besogne ne manquait jamais de le faire avec une telle brutalité qu’elle causait un vacarme épouvantable.

Ce matin-là, comme les autres, le résultat d’une telle façon d’opérer ne se fit pas attendre :

— Betty.

La voix qui appelait était coléreuse, impérieuse et désagréable, une voix de tête qui disposait mal en faveur de l’interlocuteur.

Le personnage qui, d’ailleurs, continuait à appeler de plus en plus fort Betty, ne tarda pas à faire son apparition. C’était un petit homme, blond, pâle, mince, le teint jaune et les épaules voûtées qui, bien que de petite taille et possédant des jambes arquées, semblait toujours regarder ceux qui parlaient de haut en bas, comme les soupesant du regard et invariablement les estimant bien inférieurs, tant de valeur morale que de beauté physique, à lui-même.

Il s’appelait Joé Lamp, et c’était le patron de Dame Betty. Au surplus, il n’y avait pas à se tromper sur sa réelle qualité, à la façon dont il réprimandait, brutal et coléreux, sa fidèle femme de charge.

— Quoi ! criait-il, il est huit heures six et vous songez seulement, femme paresseuse que Dieu damnera, à servir la pratique… Dieux Gracieux ! Cela ne m’étonne point, maintenant, que les affaires soient de moins en moins bonnes. Parbleu, comme de mon temps, j’imagine, les bonbons et les jouets doivent séduire les enfants, et s’il s’en vend moins, c’est que les marchands de votre sorte suffiraient à mettre en fuite la clientèle. Vous imaginez-vous donc, Betty, qu’à Jackson Collège, les professeurs vont autoriser les élèves à sortir pendant les cours, pour vous acheter des sucreries ? Ne pouvez-vous faire l’effort nécessaire pour être prête à les recevoir lorsqu’ils se rendent à l’école ?

Dame Betty haussa les épaules et avec cette familiarité qui est l’apanage des vieux serviteurs, répondit :

— Vous avez tort, Joé Lamp, de vous mettre ainsi en colère… Je n’ai manqué aucun client et vous voilà tout congestionné.

— Ça ne vous regarde pas, Betty, allez plutôt vous occuper de vos caramels.

La vieille servante joignit les mains…

— Si c’est Dieu possible, dit-elle, mais, oui, vraiment, cela vous jouera un mauvais tour… Vous n’êtes pas de santé si solide… Et avec le métier que vous faites.

— Le métier que je fais ne vous regarde pas.

— Je m’en flatte, monsieur Joé…

— Et moi, Dame Betty, je vous ordonne de vous taire.

Le métier de Joé Lamp dont parlait, avec tant d’horreur, Dame Betty, était l’un des plus fréquents sujets de discussion entre la ménagère et son maître.

Joé Lamp n’était pas seulement marchand de bonbons et de jouets. De sa boutique il ne tirait que de maigres revenus, et pourtant, communément, dans tout Broadway on eût affirmé qu’il était riche, qu’il possédait de nombreux sacs de souverains, de nombreuses liasses de bons banknotes, encore quelques « Consolidés » qui ne devaient rien à personne…

Joé Lamp en effet, bien que petit, faible, coléreux et chétif, moralement et physiquement, exerçait depuis trois ans, une profession…

Lui qu’on voyait paisiblement débiter aux enfants de l’école des polichinelles de six pence, des caramels ou des bonbons à la menthe, revêtait à certains matins un veston noir de mauvaise coupe, mais d’allure officielle. Ces matins-là, Dame Betty se signait à tout bout de champ. Elle invoquait l’autorité des pasteurs pour se garantir des revenants, auxquels elle croyait avec plus de sincérité qu’elle ne croyait à Dieu : elle était bouleversée, elle ne pouvait tirer de sa pensée l’image de son maître, filant le long des rues vers le lointain quartier de la prison de Pentonville, de cette prison où il se rendait alors pour exercer son terrible office de bourreau.

Alors qu’en France M. de Paris est un objet d’effroi, un personnage mystérieux, horrifiant, le bourreau jouit en Angleterre de l’estime et de la considération publique. Il passe, en général, pour un fonctionnaire des plus ordinaires, faisant un métier d’importance quelconque, le faisant bien ou mal, et méritant seulement pour cela la considération ou la réprobation publique.