Or la malchance, le destin avait voulu que précisément à l’égard de la profession du bourreau, Dame Betty n’eut en rien les sentiments ordinaires. Tout le monde considérait Joé Lamp, tout le monde le félicitait d’avoir su devenir l’exécuteur des hautes œuvres, seule Dame Betty marquait à chaque occasion possible l’horreur que lui inspirait ces fonctions.

Or, depuis quelques jours, Dame Betty, plus que jamais, se montrait irritable. Dame Betty, déjà, tremblait, en songeant qu’à coup sûr, d’un matin à l’autre, elle allait encore voir son maître revêtir le sinistre veston noir et s’en aller à Pentonville nouer autour du cou du condamné la corde fatale qui devait le faire passer de vie à trépas…

Joé Lamp pourtant n’était pas homme à se laisser intimider.

— Allons, allons, dit-il, je n’ai que faire de vos stupides réflexions. Occupez-vous donc, ma chère, encore une fois, je vous l’ordonne, de votre commerce.

La vieille servante qui se permettait ainsi de discuter les opinions de son maître regagna la boutique, suivie de Joé Lamp.

Visiblement, d’ailleurs, ce dernier était préoccupé. Tandis que la vieille bonne, enfin obéissante, disposait à l’étalage le caramel qui devait servir, plus que tout autre friandise à attirer les disciples de Jackson Collège, Joé Lamp, tête basse, se promenait de long en large dans la boutique.

Il grommela bientôt quelque chose d’à peu près inintelligible, puis il appela encore :

— Betty ?

— Monsieur.

— Pourquoi êtes-vous si sottement peureuse, et si sottement stupide ? Pourquoi me reprochez-vous toujours d’avoir accepté d’être bourreau ? Savez-vous que cette charge me rapporte gros, et que j’ai précisément l’intention d’augmenter vos gages, d’ici quelque temps, de deux shillings par mois ?

La proposition était si extraordinaire que Dame Betty, de saisissement, abandonnait sa tâche et, les poings sur les hanches, considérait son maître.

— M’augmenter ? dit-elle. Seigneur Dieu, ce serait il possible ?… Voici quinze ans que je suis à votre service et jamais vous n’aviez parlé de pareille chose.

Puis, subitement soupçonneuse, Dame Betty reprit :

— Mais vous savez bien, monsieur Joé, que je ne veux pas de cet argent-là ?

— De quel argent, Dame Betty ?

— De l’argent que vous gagnez à faire sonner la cloche à Pentonville.

Joé Lamp tapa du pied :

— Hé ! qui vous parle de cela, vieille folle ? Ce que je gagne avec ma corde est pour moi et non pour vous, j’en ai la peine, je dois en avoir le profit. Mais, continua-t-il d’un ton plus doux, il y a, vous ne l’ignorez pas, des cas où je puis avoir un petit bénéfice, pour des services exceptionnels, par exemple. Et comme alors je pourrais avoir besoin de vous…

— Besoin de moi ? des petits bénéfices ? Monsieur Joé Lamp, que voulez-vous dire ?

Le bourreau haussa les épaules, marmotta encore quelques paroles incompréhensibles, puis, soudain :

— Betty, vous me donnerez un grand drap, un drap sans broderie…

— Et pourquoi faire, monsieur Joé Lamp ?

— Femme curieuse, ceci ne vous regarde pas… Pour emporter…

— Emporter où, monsieur Joé ?

Le malheureux Joé Lamp connaissait trop son irascible servante pour douter qu’il pût jamais fouiller dans le lourd bahut de chêne où celle-ci enfermait son trésor de linge, auquel elle tenait par-dessus tout, sans lui donner au moins quelques explications. Mais ces explications étaient périlleuses, et Joé Lamp resta quelques secondes n’osant s’expliquer.

— C’est… déclara-t-il enfin, c’est, Betty, un drap que je désire emporter à Pentonville…

— À Pentonville ! Et pourquoi faire ?

Joé Lamp ne pouvait plus reculer.

Dès qu’il avait nommé la prison, Dame Betty était devenue blême et s’était mise à parler d’un ton agressif. Certes, elle n’eût jamais donné, sans difficultés, un des draps dont elle avait la garde. Mais il lui semblait de plus en plus inadmissible qu’elle le donnât pour l’emporter à cet affreux endroit.

Aussi Joé Lamp perdait-il de plus en plus la tête, en voyant la colère empourprer, petit à petit, le visage de Dame Betty, lorsqu’un secours inespéré lui vint.

Dans la boutique de bonbons pénétrait un petit vieillard d’aspect peu engageant, de mine sordide, le visage hirsute :

C’était un homme, à en juger d’après les apparences, d’une soixantaine d’années et dont la profession, eût-on cru à première vue, était de ramasser les bouts de cigares ou encore de tondre les chiens. Mais les apparences étaient trompeuses, car à peine l’inconnu avait-il pénétré dans la boutique qu’il répondait à Dame Betty, s’avançant au-devant de lui pour lui offrir un des articles de son commerce :

— Je ne veux rien vous acheter, madame. Je suis le docteur Silver Smith, de l’Académie Royale, et je viens parler à M. Joé Lamp, le bourreau, je crois ?

Silver Smith tombait mal…

Dame Betty, à sa demande, roula des yeux effarés, donnait de violents signes d’effroi :

— Le bourreau ?… M. Joé Lamp ?… Ah ! bien alors, je vous laisse. Causez-lui tout votre saoul. C’est lui, le voilà.

Et, très peu protocolaire, Dame Betty désigna Joé Lamp au visiteur.

La vieille bonne estimait, pourtant, qu’elle avait ainsi fait tout le nécessaire, car elle pirouetta alors sur ses talons et s’empressa de disparaître.

Il fallait bien que ce fût Joé Lamp qui s’avançât :

— Monsieur le professeur, commença-t-il, en quoi puis-je avoir l’honneur ?…

— Vous êtes bien le bourreau ?

— Oui, monsieur le professeur…

— C’est bien vous qui devez, demain, pendre Garrick ?

— Oui, monsieur le professeur…

— Eh bien, monsieur le bourreau, si je suis en ce moment dans votre boutique, c’est tout bonnement pour vous acheter le cadavre de ce misérable, et m’entendre avec vous pour que vous me le livriez d’urgence, le plus rapidement possible, après l’exécution…

Mais tandis que le Professeur parlait, la figure de Joé Lamp blêmit, exprima une agitation extrême :

— C’est que… commençait-il, monsieur le professeur, je ne sais, en vérité… Pour tout dire… Figurez-vous que…

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? interrompait le médecin… Ma demande n’a rien d’extraordinaire, je pense ?

— Non, bien sûr… mais…

— Mais quoi ?…

— Mais j’ai déjà vendu le cadavre…

Un étranger eût, certes, été surpris de la discussion qui s’engageait ainsi entre l’exécuteur des hautes œuvres de la Justice anglaise, et le professeur de l’Académie Royale. Cette discussion n’avait pourtant rien de surprenant. Ainsi que l’avait annoncé quelques instants auparavant à Dame Betty le shérif Joé Lamp, il est d’usage, en Angleterre, de laisser au bourreau quelques bénéfices qui lui permettent d’augmenter son salaire assez modique. C’est ainsi qu’il devient, après l’exécution, directement propriétaire des objets ayant été conservés par les condamnés dans leur cellule, ainsi encore qu’il peut disposer de leur corps, qu’il revend souvent aux familles, et parfois encore à certains médecins désireux de se livrer à des expériences scientifiques sur le cadavre des suppliciés.

Plus sévère que la loi française, peut-être moins inspirée des intérêts sacrés de la Science, la loi anglaise interdit, en effet, de façon générale, la dissection du corps humain. C’est ainsi que le titre et le diplôme du docteur en médecine peuvent fort bien, en Angleterre, s’obtenir sans que jamais les candidats aient eu l’occasion de se livrer à des travaux d’anatomie pratique.

Une seule exception existe à l’interdiction des dissections, la loi autorise expressément l’étude des cadavres de suppliciés. Et cette tolérance est, on le conçoit, largement exploitée par les médecins et les savants d’outre-Manche, qui, continuellement gênés dans leurs recherches par le rigorisme des lois, ne manquent pas d’acheter, souvent fort cher, le corps des misérables qu’on leur livre.

Malheureusement, Joé Lamp, ainsi qu’il était en train de le dire au professeur Silver Smith, avait déjà pris des engagements au sujet du corps de Garrick.