— Ah, Monsieur nous revient enfin !
— Pas de fol espoir, Théobald, je ne fais que passer prendre mon courrier et voir s’il y a du nouveau. Puis reniflant à la manière d’un chien qui lève une piste : Ça sent rudement bon ? Tu attends du monde ?
— Non… sauf si Monsieur voulait me faire l’honneur… et l’infini plaisir de déjeuner ici. Je pourrais ajouter des œufs brouillés aux champignons, une salade et une compote de pêches à la cannelle que j’ai faite hier.
— Oh, ma foi, oui ! Ma maison me manque, tu sais ? Et toi aussi, mais je ne peux pas quitter Versailles en ce moment : les choses y vont de mal en pis. Quant à la cuisine de l’hôtel, même excellente, elle finit par lasser…
— En ce cas je vais mettre le couvert ! Oh, que je suis heureux !
— Laisse la salle à manger tranquille ! On va déjeuner dans la cuisine ensemble ! J’en ai pas mal à te raconter…
Venant après la promesse de Langlois et accompagné d’une bouteille de son bordeaux préféré, ce fut pour Adalbert un réel moment de détente. Sa maison ne lui était jamais apparue aussi agréable. S’il n’y avait eu cette affreuse histoire de la disparition d’Aldo, il se fût glissé dans ses pantoufles avec béatitude et réinstallé dans son vieux fauteuil de bureau en cuir noir pour s’y pencher tendrement sur la découverte récente d’un tombeau royal en haute Égypte qui le passionnait.
Il en était à se demander si, finalement, il ne pourrait pas emporter le dossier au Trianon Palace afin de l’étudier à ses rares moments perdus quand le téléphone sonna dans l’antichambre. Presque aussitôt Théobald se matérialisa :
— C’est Mrs Belmont, annonça-t-il. Que dois-je lui dire ?
— Rien. Passe-la-moi !
Décidément, cette journée était à marquer d’une pierre blanche puisque Pauline l’appelait ! En fait, la jeune femme était inquiète. Croyant Mme de Sommières rentrée, elle avait voulu déposer sa carte de visite rue Alfred de Vigny mais on lui avait dit que Mme la marquise séjournait encore à Versailles. Aussi s’inquiétait-elle : la vieille dame n’était pas malade au moins ?
— Non. Seulement tourmentée comme nous tous. Morosini a disparu !
— Qu’est-ce que vous dites ?… Mais c’est abominable !
Adalbert lui expliqua de son mieux en essayant de ne point trop dramatiser et en précisant qu’un grand policier allait s’en occuper personnellement mais, là, il perdait son temps. Après un bref silence, Pauline demanda s’il était possible de trouver un appartement au Trianon Palace :
— J’ai énormément de sympathie pour la marquise et je voudrais être auprès d’elle pendant ces jours si pénibles !
— Il suffit de téléphoner ! Je le fais dans l’instant et je vous rappelle.
Quelques minutes plus tard, il avait la réponse : si Mrs Belmont voulait bien se contenter d’une seule chambre, la Direction serait heureuse de la recevoir.
— Parfait ! dit Pauline. Je laisse ma camériste ici et je viens !… Au fait, pourriez-vous venir me chercher ?
— Avec joie ! Je serai devant l’hôtel dans une demi-heure.
Il était même si heureux qu’il oublia de demander à sa voyageuse ce qu’elle comptait emporter comme bagages. Aussi quand la petite Amilcar s’arrêta devant l’entrée du Ritz donnant sur la rue Cambon, le bagagiste qui arrivait avec une malle cabine et deux valises faillit-il se mettre à pleurer :
— On n’y arrivera jamais, dit cet homme. À moins d’en mettre à la place du chauffeur et du passager, auquel cas je ne vois pas comment ça pourrait marcher…
— Je n’ai pourtant pris que le strict nécessaire, gémit Pauline qui n’imaginait sans doute pas qu’un égyptologue célèbre puisse rouler dans autre chose qu’une Rolls, une Bentley ou une Hispano-Suiza…
— Ne nous affolons pas ! décréta Adalbert un rien vexé. Il n’y a qu’à faire venir un taxi et il conduira vos bagages à Versailles.
L’expédition ainsi arrangée, Pauline découvrit vite le plaisir qu’il y avait à remonter les Champs-Elysées à l’air libre par un beau jour de juin. Même le bruyant pot d’échappement lui parut amusant…
On traversa le bois de Boulogne, le pont de Saint-Cloud puis la côte dont on escalada la pente raide. Tout allait au mieux quand à la sortie de Ville-d’Avray on trouva la route barrée par un camion et une grosse voiture noire qui s’étaient rentrés dedans. Plus des gendarmes, deux policiers et des badauds…
— Un accident ! constata Adalbert. Il ne nous reste qu’à reculer et à chercher un autre chemin…
Une ambulance arrivait derrière eux et stoppait parce que la voie n’était pas assez large. Comme ils étaient près de l’accident, le conducteur leur intima l’ordre de se pousser un peu sur le bas-côté et de n’en plus bouger.
— Diable ! fit Adalbert, ce doit être grave ! Je vais voir !…
Quand il revint quelques instants plus tard, il était décomposé et naturellement Pauline s’inquiéta :
— Si ça ne vous fait rien, répondit-il, nous allons suivre cette ambulance jusqu’à l’hôpital de Saint-Cloud !
— Vous connaissez le ou les blessés ?
— Il n’y en a qu’un mais c’est le commissaire principal Langlois qui se rendait à Versailles pour s’occuper d’Aldo…
— C’est sérieux ?
— C’est justement ce que je veux savoir…
CHAPITRE XII
DE MAL EN PIS
Atteint d’une fracture au bassin, Langlois était aux mains du chirurgien quand Adalbert et Pauline quittèrent l’hôpital de Saint-Cloud, soulagés de le savoir hors de danger. Le premier restait cependant sombre. Des semaines passeraient avant que le policier puisse reprendre son activité. Son collègue versaillais allait avoir largement le temps de faire autant de dégâts qu’il voudrait et Aldo de disparaître définitivement de la surface de la Terre.
Aussi, après avoir déposé sa passagère au Trianon Palace, Adalbert encore tout bouillant de colère et de déception fonça-t-il sur l’hôtel de police. Il trouva Lemercier dans la salle des inspecteurs en train de donner des ordres à ses subalternes. Il piqua droit dessus :
— Je viens vous annoncer une nouvelle qui va vous faire plaisir, lâcha-t-il sans respirer. Le commissaire principal Langlois vient d’avoir un accident d’auto en traversant Ville-d’Avray…
— Et pourquoi cette nouvelle devrait me plaire ? fit l’autre en tournant vers lui un œil de granit.
— Mais parce que c’est vous qu’il venait voir. Il voulait vous expliquer qu’en prenant Morosini pour un truand vous vous trompez de bout en bout ! Sans compter que vous jouez avec sa vie !
Lemercier le considéra un instant puis :
— Et de cinq !… Suivez-moi !
En trois pas il eut atteint la porte de son bureau qu’il ouvrit largement découvrant Mme de Som-mières, Marie-Angéline, Quentin Crawford et Olivier de Malden répartis sur divers sièges :
— Voilà !… Vous voyez, il ne manquait plus que vous ! Mais entrez donc ! Plus on est de fous plus on rit !
Aussitôt Tante Amélie fut debout :
— Il s’agit de la vie de mon neveu, monsieur, et je ne suis pas venue pour rire !
— Je n’en ai pas plus envie que vous. Sauf le respect que je vous dois, mesdames et messieurs, vous me cassez les pieds et surtout vous me faites perdre mon temps. Alors, par pitié, foutez-moi la paix et laissez-moi travailler ! Merci de votre visite !
Cette sortie fut saluée d’exclamations indignées mais Adalbert ne s’en tint pas là :
— Un instant ! Je pourrais peut-être vous donner quelques informations supplémentaires. Savez-vous seulement que le marquis des Aubiers a été assassiné ? Sa nièce a refusé de porter plainte parce qu’elle a hâte de toucher son héritage mais le fait demeure : on l’a tué.
— D’où le prenez-vous ?
— Dans son escalier où quelqu’un avait tendu un fil. Demandez aux brancardiers de l’hôpital : il y en a un qui s’est cassé la figure dessus et qui, bien sûr, n’était pas content !