Cette fois, il fallut les forces conjuguées d’Olivier et du général pour tirer des pattes d’Adalbert sa victime à moitié étranglée… et d’autant plus furibarde !
On eut quelque peine à ramener un semblant de calme, chacun des adversaires ne souhaitant visiblement que s’entre-tuer pour l’un, et pour l’autre fourrer l’ennemi dans un cul-de-basse-fosse en attendant son inévitable comparution en cour d’assises. Finalement chacun coincé dans un fauteuil sous la vigilance de deux gardiens, force resta à la diplomatie. Olivier de Malden prit la parole :
— J’ai toujours pensé, messieurs qu’un échange d’idées franc et clair était plus judicieux qu’un échange de coups de poing. Il se peut que j’aie tort mais on ne se refait pas et c’est le concept que l’on s’est efforcé de m’inculquer rue Saint-Guillaume ainsi qu’au quai d’Orsay…
— Vous ne pourriez pas abréger ? grogna Lemercier. J’ai du travail, moi !
— Nous aussi ! Abrégeons donc ! À qui espériez-vous faire croire, commissaire, que le prince Morosini a pris la poudre d’escampette avec des joyaux dont l’un lui appartenait, et l’autre à sa famille…
— Ce n’est pas la même chose. Je me suis renseigné : la collection Kledermann est l’une des plus importantes d’Europe et rien ne dit qu’elle tombera un jour dans l’escarcelle de votre Morosini ?
— Sa fille en héritera ! grinça Adalbert. Et qui dit sa fille…
— … ne dit pas qu’elle ne divorcera jamais ! Enfin, il y a ce magnifique collier à plusieurs rangs que la Reine affectionnait, m’a-t-on dit, et qu’elle portait fréquemment, et celui-là, aucune chance de se l’approprier sauf…
— En le volant ? glapit Adalbert aux épaules duquel s’accrochèrent aussitôt Crawford et Vernois pour l’empêcher de se lever. Vous n’allez pas me clouer sur ce siège jusqu’à ma mort et je vous jure que ce pâle crétin n’échappera pas, tout policier qu’il est, à la raclée que je lui réserve !
— Menaces caractérisées en public ? ricana son adversaire. Votre cas s’aggrave d’instant en instant !
— Si vous saviez ce que je m’en fous ! Au lieu de prendre pour argent comptant la parole d’un truand qui a sans doute trouvé un nouveau moyen de se procurer d’autres joyaux, vous feriez mieux de vous demander ce qui a pu arriver à Morosini. Car il lui est arrivé quelque chose : je vous en fiche mon billet !…
— Comme c’est vraisemblable !
— Plus vraisemblable que de l’imaginer filant je ne sais où en laissant une malheureuse fille aux prises avec un ravisseur sadique qui ne manquera pas de se venger sur elle ! Le croire un seul instant capable de commettre une telle vilenie, c’est l’insulter, et je ne l’admettrai jamais !
— Quand j’aurai prouvé que j’ai raison, vous serez obligé de l’admettre !
— Au lieu de chercher des preuves inexistantes, il serait plus utile d’essayer de le retrouver. Parce que si c’est à l’état de cadavre vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi ! Je vais d’ailleurs m’occuper de vous sans plus tarder.
Et sautant sur ses pieds trop vite pour qu’on puisse le retenir, Adalbert sortit sans saluer personne, regagna l’hôtel de toute la vitesse de ses longues jambes, fit une toilette rapide, prévint Marie-Angéline de ce qui se passait en refusant de s’attarder, dégringola au garage, sauta dans sa voiture et prit à une allure d’enfer la route de Paris.
Trois quarts d’heure plus tard il se rangeait devant le 36, quai des Orfèvres et demandait à parler au commissaire principal Langlois…
En dépit de son impatience il s’attendait à parlementer ou, au mieux, à être prié d’attendre. Or, il fut introduit aussitôt dans un cabinet à peine moins sévère que celui qu’il connaissait déjà : en montant en grade Langlois était descendu de deux étages mais si son nouveau bureau était plus vaste et mieux meublé, il était peut-être plus encombré que le précédent.
Le policier n’y étant pas quand on le fit entrer, Adalbert se demanda un instant si c’était bien lui qu’il allait voir mais trois détails le rassurèrent : le tapis aux couleurs chaudes recouvrant le parquet – ciré cette fois ! –, la photographie du commissaire Langevin auquel Langlois vouait une sorte de vénération et le petit vase plein de bleuets et de giroflées posé sur un coin du solide bureau ministre, fonctionnel mais sans grâce. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que l’occupant des lieux entrait en coup de vent. Admirablement habillé selon son habitude – prince-de-galles gris et cravate assortie au bleuet de la boutonnière ! – Langlois visiblement préoccupé tendit à son visiteur une main soignée avant de lui désigner un siège :
— Vous arrivez de Versailles et les nouvelles ne sont pas bonnes, déclara-t-il d’entrée de jeu.
— C’est le moins qu’on puisse dire : Morosini a disparu et votre Lemercier l’accuse de vol en attendant de lui coller un meurtre sur le dos. C’est un cas celui-là !
— Calmez-vous d’abord ! Il est évident que vous êtes en rogne. Et notez au passage que ce n’est pas « mon » Lemercier. Maintenant, racontez en essayant d’être aussi clair et précis que possible !
— On va essayer… Vous êtes au courant du premier meurtre puisque nous nous sommes rencontrés chez Mme de Sommières ?
— Et des autres aussi. Dites-vous que ce qui se passe là-bas est trop grave pour que Paris s’en désintéresse.
— C’est déjà une bonne chose ! Où voulez-vous que je commence alors ?
— À l’enlèvement de Mlle Autié…
— Je vois. Et le marquis des Aubiers ?…
Constatant que Langlois fronçait le sourcil avec un signe de dénégation, Adalbert raconta l’accident du marquis, sa propre visite nocturne chez Ponant-Saint-Germain, la découverte de l’extrait du journal de Léonard, la soirée chez Crawford et ce qui s’était ensuivi. Enfin la disparition d’Aldo et sa dramatique conséquence à laquelle il apporta un corollaire personnel :
— Je vous jure que je tiendrai parole. Si Morosini n’est pas retrouvé vivant, Lemercier prendra la raclée de sa vie, dussé-je la payer par de la prison.
— Je ne pense pas que vous y trouveriez une grande consolation. Pour ma part, j’en serais sincèrement désolé. L’ennui c’est qu’officiellement je n’ai pas le droit d’intervenir dans les affaires de la police de Versailles…
— Comment faites-vous dans ce cas pour être si bien renseigné ?
Pour la première fois un faible sourire étira les lèvres minces du policier :
— Depuis l’inauguration de cette damnée exposition, je me suis arrangé pour y avoir des yeux et des oreilles. Malheureusement, leur propriétaire légitime n’a pas le don d’ubiquité et ce que vous venez de m’apprendre arrive à point pour éclairer ma lanterne. Vous n’avez pas parlé à Lemercier de la feuille de papier trouvée chez Mlle Autié ni de la découverte de lady Mendl ?
— Pour qu’il nous arrête tous les deux ? Moi pour effraction nocturne et elle pour avoir fouillé la propriété d’autrui ? Je ne suis pas fou !
Langlois ne put s’empêcher de rire :
— En dépit du risque… réel, vous auriez dû, tout de même. Je répète ce que vous avez entendu chez la marquise : c’est un excellent policier en dépit d’un caractère épouvantable et de cette manie qu’il a de prendre les gens en grippe !
— Après ce qui s’est passé entre nous vous voulez que j’aille lui déballer mon histoire ?
— Plus maintenant ! Cela dit, rentrez à Versailles et faites de votre mieux pour retrouver les traces de Morosini. De mon côté, je vais m’y rendre cet après-midi afin d’essayer de remettre en place les idées de Lemercier. Étant donné l’amplitude que prend l’affaire il est normal que Paris y mette son nez. Mais je ne dirai pas que je vous ai vu.
Sur une dernière poignée de main, les deux hommes se séparèrent. Adalbert reprit sa voiture, passa chez lui rue Jouffroy afin de bavarder un moment avec Théobald, son admirable homme à tout faire.
Celui-ci était justement en train de mitonner un sauté d’agneau auquel il donnait des soins mélancoliques mais attentifs : c’est tellement triste de cuisiner pour soi seul ! Mais perfectionniste, Théobald, même au fond de la douleur, était incapable de se nourrir d’un sandwich et d’une feuille de laitue mangés sur un coin de table. L’arrivée de son maître le revigora :