— Je l’ai cru d’abord, mais en fait il est peut-être celui de tous les orphelins du pays. Hassan – c’est son nom ! – est si âgé que personne ne se souvient de l’avoir connu jeune. Hakim prétend qu’il est là depuis très, très longtemps.
— Vous n’essayez pas de me faire croire qu’il est immortel ? émit Adalbert, caustique.
— Non mais, toujours selon Hakim, lorsqu’il mourra, son corps disparaîtra et un autre, moins vieux, prendra sa place. Il en serait ainsi depuis la nuit des temps. Inutile d’ajouter qu’il est vénéré dans toute la région…
— De quoi vit-il ? intervint Aldo. Il n’y a rien dans le coin que cet acacia.
— Là-bas, sur la rive du Nil, se trouve un village. Ce sont ses habitants qui veillent à ce qu’il ne manque de rien. D’ailleurs il y a un puits derrière ce pan de mur écroulé dont on ne sait ce que ce pouvait être… Maintenant, c’est à moi d’aller le saluer. Il m’accueille habituellement avec bonté et nous avons souvent parlé ensemble. Il dit des choses extraordinaires… Ah, j’allais oublier…
Elle tendit à Adalbert la croix d’orichalque enveloppée d’une étoffe de soie :
— Quand je vous dirai d’approcher, vous le saluerez, respectueusement, puis vous lui montrerez ceci ! En outre c’est l’occasion de passer l’Anneau à votre doigt…
Le vieil homme ayant tourné le regard vers elle en souriant, elle s’avança et s’agenouilla près de lui, offrit ses mains qu’il prit dans les siennes dans un geste plein de chaleur.
— Je me demande, chuchota Adalbert, ce que penseraient ses copines de la messe de six heures à Saint-Augustin si elles pouvaient la voir en ce moment ?
Aldo le dévisagea. L’ancien Adalbert allait-il enfin refaire surface ? C’était tellement inattendu, surtout à cet instant un rien solennel, qu’il aurait pu en pleurer de joie ! Mais déjà, on leur faisait signe d’approcher.
Ils s’inclinèrent tandis que Plan-Crépin les présentait en ajoutant qu’ils étaient ses amis les plus chers. L’aisance dont l’incroyable fille faisait preuve en maniant l’arabe – une acquisition récente pour elle ! – les sidérait. Puis Adalbert découvrit la croix ansée et la présenta à plat sur sa main au vieillard sur lequel elle eut un effet magique : ses yeux s’agrandirent et il posa dessus ses deux paumes un peu tremblantes. Après quoi, il se leva, s’inclina, saisit son bâton et se mit en marche vers les grands rochers en faisant signe aux autres de le suivre. Lentement, il gravit la pente relativement douce mais qui allait en s’accentuant. Ici, plus de sentier. Le vieillard traçait son chemin dans le sable durci mêlé de cailloux sans marquer la moindre hésitation.
On monta ainsi pendant près d’une demi-heure avant d’atteindre le pied de la muraille naturelle, mais Hassan ne s’y arrêta pas, poursuivant sa route en la contournant. Enfin se présenta une faille si étroite qu’il semblait impossible de s’y faufiler. Pourtant, il renouvela son invitation à le suivre et s’y introduisit avec d’autant moins de peine qu’elle s’élargissait presque aussitôt. Pas beaucoup il est vrai, mais suffisamment pour qu’Adalbert, le plus épais des quatre, réussisse à s’y introduire.
C’était en fait une caverne assez obscure dont le sol pierreux s’abaissait graduellement et paraissait plonger dans les entrailles de la terre. Le guide prit alors dans sa robe élimée un briquet et une chandelle qu’il alluma puis, levant le bras, il éclaira quelque chose : l’esquisse d’une croix ansée tracée en creux dans le rocher, et fît signe à Adalbert d’approcher. Déjà celui-ci l’avait sortie de son sac et allumé une torche électrique dont la vive lumière éclaira plus nettement les détails : plusieurs petits trous correspondant sans doute aux légères excroissances que présentait l’une des faces de la croix.
— C’est là, souffla le vieil homme. Du moins c’est ce que la tradition nous enseigne depuis toujours à nous qui sommes les veilleurs !
Puis s’effaçant pour laisser place à Adalbert :
— Si Celle dont on ne connaît pas le nom est là, veille à ne pas l’offenser et crains la malédiction des dieux !
La main de l’archéologue tremblait quand il approcha la croix de l’emplacement qui semblait l’attendre. Elle s’y adapta parfaitement… Les cœurs battaient lourdement dans les poitrines oppressées… D’abord il ne se produisit rien. Adalbert alors appuya plus fort et un pan de muraille large d’environ un mètre se détacha sans bruit, tournant vers l’intérieur sur d’invisibles charnières. Au-delà, un escalier s’enfonçait dans le sol…
Aldo et Adalbert se regardèrent avec une vague angoisse. Cela avait été si facile ! Comment croire que ce mécanisme étonnamment silencieux pût avoir été construit plusieurs dizaines de siècles avant eux ?
— Tu as l’Anneau, murmura le premier. C’est à toi que revient l’honneur…
— … et le danger souffla Marie-Angéline. Qui sait si cette porte ne se refermera pas sur lui ?
— Tant que la croix est à l’intérieur, cela ne devrait pas se produire… Il vaut peut-être mieux que j’y aille seul, dit Adalbert. Si le panneau se refermait, vous pourriez ouvrir…
Il avait tiré l’Anneau d’une poche de poitrine de sa chemise kaki et le passait à son pouce pendant qu’Aldo allumait aussi une lampe électrique pour éclairer les marches. Il s’inquiéta :
— Tu ne vas jamais pouvoir respirer là-dedans ?
— C’est quelquefois plus facile qu’on ne pense. Et puis j’ai l’habitude !
Sans aucun doute, pourtant en regardant son ami disparaître dans les entrailles de la terre, son cœur se serra. Marie-Angéline devait éprouver une sensation analogue parce qu’elle se rapprocha instinctivement de lui. Pour la rassurer, il essaya la plaisanterie :
— Impressionnant, non ? Il va falloir vous y faire, si vous optez un jour pour l’archéologie active ! Il y a de la taupe et du blaireau dans la profession.
— Cela dépend quel maître on suit, riposta-t-elle avec un regard indigné.
Peu à peu, le cône lumineux diminua et disparut. Pour ceux qui restaient en surface, l’attente commençait…
Au bas de l’escalier, Adalbert trouva un couloir parfaitement taillé mais sans aucun ornement. Il progressait lentement, attentif à l’endroit où il posait les pieds, connaissant, d’expérience, les pièges – sol qui se dérobe soudain ou fosse hérissée de piques obligeant à raser les murs – que l’invention des anciens s’était plu à semer sous les pas de l’imprudent. Mais il ne rencontra rien de semblable. Tout, au contraire, paraissait incroyablement aisé. De même, il n’éprouvait aucune difficulté à respirer. Aucune odeur déplaisante non plus mais une imprécise senteur de myrrhe apaisante pour les battements désordonnés de son cœur. Pas davantage de crainte ! Il se sentait léger, heureux comme s’il allait à un rendez-vous donné par une jolie femme. Et au fond c’en était un, à cette différence près que la Reine Inconnue, s’il avait la chance inouïe de la rencontrer, ne serait certainement plus qu’un corps décharné, parcheminé, enveloppé de bandelettes de lin sous une gaine d’or à son effigie puisque, selon la vieille légende, les Égyptiens auraient hérité leur savoir de ces Atlantes qui avaient su porter leur civilisation et leurs techniques à un degré exceptionnel. Pourtant, même cette idée-là ne parvenait pas à ternir l’ivresse indéfinissable qu’il ressentait, identique à celle que procurent au plongeur les profondeurs océaniques…
La vue inopinée d’un mur surgi devant lui le ramena à la réalité. Lisse et nu, il doucha son enthousiasme : c’était trop facile, aussi ! Il allait falloir jouer de la pioche… mais il s’aperçut vite de son erreur : ce n’était qu’un décrochement au-delà duquel le couloir effectuait un coude. Soulagé, il l’emprunta en se traitant d’imbécile. C’est alors que la lumière de sa torche lui revint en pleine figure en même temps qu’une forme humaine se dessinait derrière. C’était comme si quelqu’un venait à sa rencontre…
Il lui fallut un moment pour comprendre que c’était son image et qu’il avait devant lui un miroir d’une facture inconnue dans lequel il se reflétait avec cependant des teintes différentes, dorées et rosées. Il finit par se rendre compte qu’une porte recouverte d’orichalque lui interdisait le passage. Restait à savoir comment l’ouvrir !