— Vous êtes là, prince Morosini ?
À son tour, Aldo entra dans la lumière des torches :
— Me voici à vos ordres… Votre Majesté ! répondit-il en s’inclinant avec un respect qu’il n’aurait jamais pensé éprouver un jour pour elle.
Elle eut un pâle sourire pour ces deux mots qui lui rendaient le trône :
— On tient aux traditions, dans votre famille !
— Je viens de voir une souveraine exerçant sa justice et non la princesse Shakiar abattant un criminel dangereux ! fit-il, sincère.
— Tout le monde ne pensera peut-être pas comme vous…
Elle se tournait vers l’escalier où s’inscrivait si peu de temps auparavant la lourde silhouette de Keitoun… il n’y avait plus que celle d’Adalbert. On l’entendit rire :
— Je voulais lui dire deux mots mais il a préféré battre en retraite.
Un bruit de moteur souligna la fuite du gros homme tandis qu’Adalbert revenait les rejoindre. À son tour, il s’inclina devant l’ex-souveraine :
— Je vous dois plus que la vie, Madame. Il ne m’aurait pas laissé sortir vivant de la captivité qu’il me destinait. C’est vous, je pense, qui avez prévenu Morosini du lieu du rendez-vous ?
— Vous avez raison, c’est moi. J’avais fait en sorte que l’on me croie repartie au Caire et j’ai vécu cachée ces derniers jours mais il y avait auprès d’Ali un serviteur qui m’était resté fidèle. Il m’a prévenue, et vous connaissez la suite… Vous étiez l’ultime planche de salut pour Salima. Simplement, elle l’a repoussée. Elle aimait trop ce jeune Karim pour souhaiter lui survivre… surtout après ce que ce monstre lui a fait subir ! soupira-t-elle en lançant un regard de dégoût vers le cadavre.
— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda Aldo.
— On va le porter au palais. Dans la nuit de demain, il recevra sa sépulture parmi les tombeaux des princes d’Éléphantine ! C’est là qu’est sa place.
— Vous ne craignez pas que Keitoun ne s’en prenne à vous ? Il a tout vu, fit Adalbert.
— C’est sans importance ! Tel que je le connais, il doit mourir de peur puisque son maître ne peut plus lui dicter sa conduite. Il n’osera pas m’inquiéter. Monsieur, dit-elle en s’adressant à Adalbert, voulez-vous m’accompagner jusqu’à ce rocher d’où Salima s’est jetée ? Je vous ferai reconduire ensuite…
D’un sourire qui leur donnait congé, elle salua Aldo et Marie-Angéline avant de tendre la main à Adalbert pour qu’il la guide et de faire signe aux porteurs de torches de les éclairer.
Les deux autres les regardèrent s’éloigner en direction du fleuve.
— Eh bien, je crois qu’il est temps d’aller rassurer Tante Amélie, conclut Aldo.
— Attendez une minute !
Marie-Angéline s’agenouilla près du cadavre qui était tombé face contre terre. Elle sortit de sa poche le couteau suisse dont elle ne se séparait pratiquement jamais, coupa le ruban pourpre qui apparaissait sur la nuque et récupéra la croix d’orichalque, sous l’œil vaguement choqué d’Aldo.
— Vous comptez la restituer au British Museum ?
— Vous voulez rire ? Je suis persuadée qu’on pourra en faire un meilleur usage… Et ne prenez pas cet air pudibond qui ne vous sied pas ! Il l’avait fait voler, non ? Et vous ne savez pas à quel prix !
— Vous me surprendrez toujours, ma chère ! Voici néanmoins un avatar que je ne vous connaissais pas : détrousseur de cadavres !
— Je ne fais jamais que vous imiter ! Qui donc est allé, il y a quelques années, récupérer un rubis malfaisant sur le corps d’un assassin vieux de plusieurs siècles ? Alors, les leçons…
Elle n’avait que trop raison et ce souvenir-là n’était pas le plus agréable parmi ceux qu’Aldo gardait de la longue quête des pierres volées au Pectoral du Grand Prêtre. Il se contenta de la prendre par le bras quand elle eut fait disparaître le précieux objet dans une des multiples poches dont elle avait coutume de pourvoir ce qu’elle appelait ses « tenues de campagne ». En outre, il eût été cruel de la priver du plaisir qu’elle se promettait au moment où elle l’offrirait à Adalbert.
Paisiblement, ils redescendirent vers la barque où les attendait Farid qui leur sourit largement :
— Quand j’ai entendu le coup de feu, dit-il, je suis allé voir si vous n’aviez pas besoin de moi mais je ne suis pas resté. Je crois que Monsieur Henri sera content…
Pendant ce temps, debout sur le roc abrupt d’où s’était précipitée Salima, Shakiar et Adalbert scrutaient, en silence, l’eau noire qu’en cet endroit un tourbillon crêtait d’écume. Aucun d’eux n’avait envie de parler. La princesse s’était contentée de poser sa main sur le bras de son compagnon. Ils restèrent là un moment sans songer à retenir leurs larmes. Enfin, Shakiar murmura :
— C’est mieux ainsi ! Elle est à l’abri maintenant…
Et ils repartirent…
13
Le veilleur
Le petit avion qui avait survolé les ruines ramenait le colonel Sargent mais aussi Abd el-Malik Pacha, chef suprême de la Police royale égyptienne. C’était la fin de Keitoun. Arrêté sur-le-champ et mis en cellule par ses propres hommes – avec une certaine jubilation parce qu’il n’était pas aimé ! – en attendant d’être transféré au Caire pour y être jugé, Keitoun ne fit preuve d’aucune grandeur dans l’adversité, accusant Assouari et ses Nubiens de l’avoir terrorisé, jurant n’avoir jamais tué personne et s’être contenté de fermer les yeux sur les agissements du prince. Condamné à une lourde peine de prison, on apprit par la suite qu’il s’était suicidé, ne pouvant plus supporter une existence sans pistaches et sans narghilé…
Grâce au témoignage d’Adalbert, d’Aldo et de Marie-Angéline, la princesse Shakiar ne fut pas inquiétée. Tous trois déclarèrent d’une même voix devant le haut fonctionnaire qu’elle avait tiré pour tenter de sauver Salima qu’Ali Assouari avait ordonné à ses sbires de jeter au fleuve, ce que les passagers de l’avion avaient pu apercevoir ne s’inscrivant nullement à l’encontre de ce que ces trois-là affirmaient.
Auparavant, cependant, il y avait eu le retour de Sargent auprès de son épouse, retranchée dans l’appartement de Mme de Sommières pour y attendre l’issue de cette nuit cruciale, et aussi que la fatigue vienne à bout du vacarme américain.
Lady Clémentine avait montré tant de douloureuse anxiété que l’on aurait pu penser qu’elle se précipiterait en pleurant dans les bras de son époux. Or, il n’en fut rien :
— D’où vient que vous n’ayez pas jugé à propos de donner de vos nouvelles, John ? dit-elle avec une dignité n’excluant pas un léger reproche. Vous m’avez habituée à plus de considération !
Devant cette belle démonstration du célèbre « self control » britannique, le coupable se contenta de sourire :
— Vous me connaissez assez, Clémentine, pour savoir que rien ne saurait entamer ma considération. Simplement, il m’a été impossible de vous appeler. En arrivant au consulat général où je me suis rendu en descendant du train, j’ai appris que Sir Francis Allenby était parti pour Alexandrie dont j’ai pris immédiatement le chemin… pour constater qu’il n’y était plus. Je l’ai enfin rejoint à Ismaïlia où il présidait je ne sais quelle cérémonie sur le canal avant de rentrer au Caire. Je l’ai suivi, bien entendu, et le temps de régler notre problème, il n’y avait plus que celui de prendre la voie des airs. Et comme ce n’est pas à vous que j’apprendrai la longueur des attentes téléphoniques…
Il ne restait plus qu’à aller se coucher, ce que tout le monde fit avec d’autant plus d’empressement que les gens du cinéma s’y étaient enfin résolus…
Retrouvé dans le Nil, le corps de Salima alla rejoindre ses ancêtres dans le petit sanctuaire voisin du château du Fleuve. Ainsi en avait décidé la princesse Shakiar. Qu’Ali l’ait épousée ou non, la mère se refusait à l’étendre pour l’éternité auprès de celui qui l’avait détruite avec une telle cruauté. Nul ne lui contesta son droit après qu’elle eut hautement revendiqué sa maternité.