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— En outre, je vous vois mal manœuvrer une barque sur le Nil en pleine nuit…

— Je ne refuse pas d’aide ! coupa Aldo sèchement. Ce que je refuse, c’est de te perdre de vue !

— Pas pour longtemps peut-être ? avança Adalbert sur le mode apaisant. Une fois dans la place, je pourrai réussir à faire un signe… ou à m’évader ?

— Non, mais je rêve ? répliqua Aldo, suffoqué. Tu veux que je te laisse enlever par ce cannibale ?

— Pourquoi non ? À ne te rien cacher, j’avoue que j’aimerais jeter un coup d’œil sur ce plan qu’il prétend détenir et puis…

— Et puis, ragea Aldo, tu te damnerais pour être auprès d’elle, n’est-ce pas ? Dieu Tout-Puissant ! Qu’est-ce que je fais ici, moi, à me crever le tempérament pour essayer de sauver un abruti qui ne demande qu’à sauter dans le gouffre ouvert sous ses pieds ? Tout ça parce que…

L’entrée de Farid escorté de Plan-Crépin l’interrompit. Elle alla droit à lui sans même se soucier de saluer le maître de maison :

— On vient d’apporter ça pour vous, dit-elle en lui tendant une enveloppe de carte de visite portant son nom. Un gamin, précisa-t-elle prévenant l’inévitable question.

— C’est inouï l’activité que déploient les gamins dans cette ville ! remarqua Aldo en ouvrant l’enveloppe.

— Ils en sont un peu l’âme, commenta gravement Lassalle. Comme les vieillards en sont la mémoire. Il en est ainsi dans tous les pays d’Orient parce que les enfants doivent trop souvent se battre pour survivre. Alors ils se servent de leurs yeux, de leurs oreilles et d’une intelligence qui se développe précocement. Parfois dans le mauvais sens, hélas ! Mais ce n’est pas la majorité.

Il prit le bristol que lui tendait Aldo et lut :

— « Temple de Khnoum »… Vous connaissez cette écriture ?

— Elle ne m’est pas entièrement inconnue, mais ce n’est qu’une impression. Quelle heure est-il ?

— Dix heures. Vous pensez que c’est là que l’on va conduire Adalbert ? Ça n’a aucun sens ?

— Rien n’a de sens dans cette histoire.

— C’est peut-être un piège ?

— Mon instinct me dit que non. Et puis je n’ai pas le choix. Merci d’être venue m’apporter ce mot, Marie-Angéline. À présent, dépêchez-vous de rentrer !

Elle ne bougea pas d’un pouce :

— Jamais de la vie ! Je suis fermement décidée à vous suivre où que vous alliez. D’ailleurs, dans l’obscurité, je dois être presque invisible.

Elle portait, en effet sur une robe bleu foncé la vaste écharpe dont elle enveloppait sa tête, son cou et ses épaules. Comme Aldo la considérait d’un œil critique, elle ajouta :

— Vous savez parfaitement que je peux vous être utile ! Surtout si M. Lassalle a l’amabilité de me prêter une arme. Moi, je connais le temple de Khnoum comme ma poche, ce qui n’est pas votre cas. Enfin je suis meilleure rameuse que vous ! Non, Adalbert, ne vous en mêlez pas ! Le rendez-vous est pour quelle heure ?

— Minuit ! répondit Henri Lassalle en allant ouvrir une vitrine abritant une panoplie d’armes de tous calibres et leurs munitions. Servez-vous, offrit-il. Je vais dire à Farid de vous mener à une barque et de rester avec vous.

— Ne serait-il pas préférable qu’il escorte Adalbert ?

— C’est moi qui le conduirai jusqu’au Cataract. Il ira seul ensuite. En revanche, votre costume, mon cher Aldo…

— J’ai ce qu’il me faut ! répondit celui-ci en ramassant un paquet qu’il avait apporté avec lui.

Il contenait la galabieh marron, l’étroit turban et les babouches jaunes que lui avait donnés le pauvre El-Kholti. Il ne garda que ses chaussures de daim marron dans lesquelles il évoluerait avec plus d’aisance que dans des babouches. En particulier sur les rochers et les ruines de l’île…

Il était un peu plus de onze heures quand la barque accosta Éléphantine au bas d’un chemin se faufilant entre les rochers gris aux formes rebondies évoquant des silhouettes de pachydermes. Approximativement en face de l’endroit de la corniche où mouillait habituellement l’esquif, c’était un coin obscur et beaucoup moins exposé aux regards que le débarcadère du temple où un assez large escalier aboutissait directement à l’esplanade… Farid noua une amarre à un pieu planté dans le fleuve, sans serrer de façon à pouvoir démarrer rapidement en cas de problème, puis resta assis à sa place tandis que les deux autres sautaient à terre. Ainsi en étaient-ils convenus entre eux. De même, le serviteur imiterait à trois reprises le cri du grand-duc en cas de besoin.

Une fois à terre, Marie-Angéline prit la main d’Aldo pour le guider à travers la dense végétation où s’enfonçait le sentier. Ils possédaient individuellement des lampes de poche mais ils ne comptaient pas s’en servir. La nuit sans lune où couraient des nuages était suffisamment claire pour eux, l’un comme l’autre possédant des yeux de chat.

Au sortir d’un bois de sycomores, ils atteignirent les ruines du temple par le côté.

— Faites attention où vous mettez les pieds ! chuchota Plan-Crépin en s’engageant dans un dédale de murs écroulés, de colonnes tronquées, de chapiteaux éparpillés sur le sol et de statues plus ou moins rongées par le temps.

Finalement, on s’arrêta derrière un sarcophage à tête de bélier dont il ne restait plus que la moitié. Un pan de mur protégeait leurs arrières et l’endroit, judicieusement choisi, permettait de voir l’esplanade depuis le haut des marches menant au Nil jusqu’au naos, l’endroit sacré où demeuraient les vestiges de la statue en granit du dieu…

— Je crois que c’est le lieu idéal pour observer ce qui va se passer, reprit la vieille fille.

— S’il se passe quelque chose ! souffla Aldo. Je ne comprends toujours pas pourquoi Assouari aurait choisi ces ruines ?

— À y réfléchir, ce n’est pas tellement surprenant. L’île est son domaine et il est probable que le village nubien situé entre ici et le palais est peuplé uniquement de gens à sa dévotion, sinon à sa botte. Le temple d’un dieu doit convenir à son orgueil…

— Acceptons-en l’augure ! Attendons minuit…

On n’en était plus éloigné, pourtant rien ne bougeait. Le silence solennel qui régnait au milieu de ces vestiges hautains contrastait avec l’écho de la fête que les cinéastes américains organisaient ce soir à l’hôtel en l’honneur d’une star célèbre qui, moyennant sans doute un confortable paquet de dollars, avait daigné accepter un rôle – court mais déterminant ! – dans le film auquel il conférerait ce qu’on pourrait appeler des lettres de noblesse. Le jazz s’en donnait à cœur joie, soutenu de rires bruyants, de cris même, et l’on pouvait imaginer les autres clients – britanniques ou non ! – réfugiés dans leurs chambres avec du coton dans les oreilles…

Enfin dans ce qui avait été le naos quelque chose bougea. Des ombres noires en émergèrent et s’avancèrent devant les restes de Khnoum et, soudain, deux torches s’enflammèrent simultanément, révélant d’immenses Nubiens en turbans et galabiehs noirs. Il y en avait une vingtaine, à peu près tous semblables :

— Pas besoin d’aller chercher plus loin les assassins d’El-Kholti, souffla Aldo. Je crois que les voilà !

— Ceux d’Ibrahim Bey aussi, je suppose. Ils sont nombreux, hélas !

— Chut… ! Voici leur patron !

Ali Assouari vint prendre place sur le devant entre les deux porteurs de torches. Sous le haut tarbouch rouge à gland de soie, son visage paraissait aussi sombre que son vêtement, l’espèce de redingote descendant jusqu’aux genoux, à col officier, que portaient les notables égyptiens en cérémonie. Autour du cou un ruban pourpre soutenait un étrange bijou : une croix ansée qui pouvait mesurer quinze ou seize centimètres, faite d’un métal qui brillait comme de l’or.

— La croix volée au British Museum ! commenta Aldo. Il l’arbore comme un trophée !

— J’apprécie moins ce qu’il tient dans sa main droite !

Contre le pli du pantalon, la flamme d’une torche venait d’allumer l’éclair sinistre d’une lame d’acier. Assouari arrivait au rendez-vous qu’il avait fixé avec un sabre nu. Aldo sortit son revolver, débloqua la sûreté et inséra une balle dans le canon.