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— Quarante-huit heures, Tante Amélie ! Quarante-huit heures seulement avant qu’Adalbert n’aille exposer sa vie pour une femme qui s’en soucie comme d’une guigne ! C’est à devenir cinglé, non ? !

— C’est une éventualité à considérer, si tu ne fais pas un effort pour te calmer ! Tu as besoin de toutes tes capacités, de ton intelligence, de ton sang-froid en vue de ce moment crucial. Car, bien sûr, tu seras à ses côtés.

Ce n’était pas une question. Il y répondit cependant :

— Jusqu’au bout, vous le savez parfaitement !

— Moi aussi, j’irai ! décida Plan-Crépin, ce qui détourna sur elle la colère naissante sous laquelle la marquise cachait son angoisse.

Elle savait à quel point son amitié pour Adalbert était chevillée au corps de son neveu. Assez puissante même pour lui faire oublier femme et enfants !

— Vous ferez ce qu’on vous dira ! Je salue volontiers vos multiples talents, encore faut-il les utiliser à bon escient ! C’est à Aldo et à Adalbert d’en juger ! Et puis, si je ne me trompe, il nous reste un atout : le colonel Sargent !

— Oh, je ne l’oublie pas ! J’attends seulement qu’il soit au Caire pour l’appeler au téléphone ! Je vais consulter l’horaire des trains pour voir à quelle heure arrive le sien…

Un peu plus tard, Aldo demanda la communication avant de passer à table, sachant qu’il ne l’obtiendrait pas immédiatement. Mais, quand enfin il entendit au bout du fil la voix du portier du Shepheard’s, ce fut pour apprendre que le colonel avait effectivement retenu une chambre mais qu’on l’attendait…

— Un train qui a du retard, c’est fréquent ! remarqua la marquise en guise de consolation.

Il y répondit par un sourire forcé.

Ce fut pis encore quand, le lendemain, il rencontra dans le hall lady Clémentine, visiblement soucieuse :

— Je suis inquiète, lui confia-t-elle. Non seulement mon époux ne m’a pas téléphoné hier soir comme il a coutume de le faire quand il est en voyage, mais je viens d’appeler le Shepheard’s et il n’y est pas. Les trains fonctionnent normalement, aucun retard n’est signalé, et cela lui ressemble si peu !

— Pourquoi ne pas vous adresser au consulat général puisque c’est là qu’il se rendait ?

— Vous avez raison, c’est ce que je vais faire. Un incident peut toujours se produire, n’est-ce pas ?

Il fallait à l’évidence la rassurer. C’était une charmante femme et Aldo fit son possible… Seulement, le soir venu, on ne savait toujours pas ce qu’était devenu le colonel… Et le temps s’écoulait. Le délai imparti pour la remise de l’Anneau se terminait le lendemain.

Aldo, qui ne tenait pas en place et avait toutes les peines du monde à se comporter en individu normal, se rendit chez Lassalle pour savoir si les instructions étaient arrivées.

Il y allait à pied pour se calmer les nerfs quand, chemin faisant, il fut rattrapé par le jeune Hakim, le gamin dont Plan-Crépin avait fait son compagnon habituel dans ses excursions au temple de Khnoum ou sur la rive gauche du Nil. Qui se mit à trotter à côté de lui :

— Ne t’arrête pas et faisons comme si je te demandais la charité ! dit-il.

— Quelle drôle d’idée !

— Non. Ici c’est tout naturel et je ne vais pas te gêner longtemps.

— Tu as quelque chose à me dire ?

— Oui. Toi et tes amis vous faites du souci pour la belle jeune dame ? Je sais où elle est ! Marche plus vite et fais comme si tu voulais te débarrasser de moi…

Aldo en effet s’était arrêté, mais il se remit en marche aussitôt :

— Comment le sais-tu ?

— Mon ami Yazid qui… s’occupe des abords du palais du gouverneur a vu, cette nuit-là, les hommes en noir emporter une femme qui criait et se débattait. Ils l’ont embarquée dans une voiture et ont démarré mais Yazid est courageux… curieux aussi et il s’est accroché à l’arrière de la bagnole. Au début y a pas eu de problème, mais après les cahots l’ont fait tomber. Heureusement, il avait compris qu’ils allaient à la maison d’Ibrahim Bey. Il a attendu. L’auto est repassée devant lui un instant plus tard mais celui qui conduisait était tout seul…

— Elle y est restée ?

— Où veux-tu qu’elle soit ? J’y suis allé voir le lendemain. Je te signale que c’est rudement bien défendu. Maintenant, il faut que tu te débarrasses de moi. Tu sais comment, j’espère ?

L’air excédé, Aldo s’arrêta et fouilla dans sa poche :

— Encore un mot ! Pourquoi n’as-tu rien dit à Mlle du Plan-Crépin ? Tu lui sers de guide assez souvent, il me semble ?

— C’est vrai… mais je crois qu’elle n’aime pas beaucoup la belle demoiselle… Oh, merci, sidi ! ajouta-t-il avec enthousiasme en empochant la pièce d’argent qu’Aldo venait de glisser dans sa main brune. La bénédiction soit sur toi et toute ta descendance !

Il repartit en dansant d’un pied sur l’autre et en faisant sauter la pièce, tandis qu’Aldo poursuivait son trajet. Le château du Fleuve ? L’idée lui était venue mais, s’il était normal que Salima soit dans la demeure de son grand-père, la présence d’Assouari dans la maison d’un homme qu’il avait probablement assassiné et alors qu’ils n’étaient pas mariés allait à l’encontre des lois de l’islam…

— L’islam ? s’écria Henri Lassalle quand, peu après, Morosini eut relaté sa rencontre. Je ne suis même pas certain qu’Assouari soit de ses fidèles. Il se veut l’héritier d’un tel paquet de traditions qu’on peut se demander comment il s’y retrouve. De toute façon, c’est un bandit.

— Il vous a fait savoir où doit avoir lieu l’échange ?

— Pas encore ! maugréa Adalbert. Et je te rappelle qu’il n’est pas vraiment question d’échange : si on lui donne l’Anneau, Salima aura la vie sauve mais il ne nous la remettra pas. C’est sa « fiancée », ajouta-t-il avec un dégoût débordant de rage.

— On pourrait peut-être essayer ? Donnant donnant… et s’il veut l’Anneau… qu’il la libère !

— Et quand veux-tu « essayer » ? Quand je serai en face de lui, sans armes, seul, l’Anneau à la main, et qu’il me regardera rappliquer avec son mauvais sourire ? Il faudra que je m’estime heureux s’il ne me tire pas dessus pour être définitivement délivré de ma personne !

— N’exagère pas ! coupa Lassalle. Tel qu’on le connaît, on peut être assurés que la transaction ne s’effectuera pas sans témoins et que, même au cœur de la nuit – ce qui sera sans doute le cas ! –, il tiendra à donner de la solennité à ce qu’il pourrait appeler ta reddition. Donc il aura ses gens autour de lui, sans compter « sa fiancée ». Or, tu lui porteras un objet sacré. S’il t’abat, il aura perdu la face parce qu’il aura agi en truand et pas en grand prince ! Tu n’as rien à craindre. Dans l’immédiat, tout au moins !

— Le malheur, c’est que notre marge de manœuvre se rétrécit à vue d’œil, soupira Morosini. L’échéance est demain… Autrement, sachant où elle est enfermée, on aurait pu tenter de s’y introduire…

Adalbert ne le laissa pas achever. Il écumait presque :

— N’importe quoi ! Tu as évalué l’importance du château ? Le krak des Chevaliers en plus petit ! Alors on fait comment ? On escalade les murs armés jusqu’aux dents ! – pourquoi pas, au point où nous en sommes ! – après avoir grimpé à l’aide de cordes et depuis le Nil la dégringolade de rochers sur lesquels le château est bâti ? Arrivés là-haut, on bousille tout ce qui bouge, on plante le drapeau français au sommet de la tour, on entonne La  Marseillaise et on enlève la princesse !

Sans s’émouvoir devant cette fureur où il reconnaissait la présence du désespoir, Aldo tira son étui à cigarettes, en prit une qu’il tapota sur la brillante surface d’or, puis, regardant Lassalle :

— Il est devenu idiot ou quoi ?

Il n’attendit pas de réponse, alluma le mince rouleau de tabac et le glissa entre les lèvres de son ami :

— Tu n’es pas Lancelot, je ne suis pas Perceval et on ne vit plus au Moyen Âge. Je pensais stupidement à notre vulgaire arme moderne : l’argent ! Si l’on s’en tient à l’Histoire, combien de sites inexpugnables sont tombés au cours des siècles parce que quelques pièces d’or étaient venues graisser subrepticement la patte d’un citadin assez costaud pour tirer les verrous soigneusement huilés ? Ce type se prend peut-être pour le dernier pharaon, mais il m’étonnerait fort qu’il n’ait que des adorateurs ! Malheureusement…