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En moins de dix minutes on fut à destination, et Wishbone garait la voiture devant le chef-d’œuvre de ferronnerie ancienne qu’était la grille entre deux pilastres couronnés de lions assis. Sur l’étagement des jardins, la villa se laissait admirer dans toute sa beauté classique sauvée de la sévérité par la grâce de ses balcons, de ses balustres et d’une végétation luxuriante. Le cadre de verdure abritait la double évolution du chemin en pente destiné aux voitures.

— C’est vraiment dommage de mettre ici des demi-fous ou des fous complets. Même très riches ! soupira Cornélius en hochant la tête. Je verrais plutôt… un hôtel pour y vivre des moments de bonheur. À deux de préférence…

— Plus tard le romantisme ! Je préférerais que vous klaxonniez pour que l’on nous ouvre !

L’appel fit apparaître le gardien au seuil du pavillon d’entrée mais il n’ouvrit pas la grille, sortit par la porte piétonne et s’approcha de la voiture en touchant sa casquette à visière. Ses bottes, son costume et son baudrier lui donnaient l’air d’un garde-chasse plutôt que d’un paisible concierge. Il demanda ce que l’on désirait.

Comme, naturellement, il s’était exprimé en italien et que l’Américain ne le comprenait pas, ce fut la passagère qui se chargea de la réponse :

— Je voudrais voir le propriétaire ou le directeur de cette maison, dit-elle.

— Pour quoi faire ?

Ce genre d’accueil rogue avait le don de mettre Plan-Crépin en boule. Toisant le malappris d’un face-à-main emprunté à Mme de Sommières pour paraître plus imposante elle déclara :

— Je ne crois pas que cela vous regarde !

— Tout ce qui entre me regarde ! Ordre du patron !

— Fort bien. En ce cas allez l’informer qu’il s’agit d’une inscription.

— Une inscription ? Sur quoi ?

— Vous êtes stupide ou vous faites semblant ? On raconte dans tout le pays que cette propriété est devenue une clinique pour malades à la fois dépressifs et fortunés. Or je souhaiterais lui confier une parente qui m’est chère ! C’est vrai ou pas cette affaire de clinique ?

— C’est vrai… mais tenez, voilà justement le patron qui vient ! Je vais le chercher !

Deux hommes, ayant sans doute aperçu la voiture, se dirigeaient en effet vers eux. Ce que voyant, Cornélius se tassa autant que possible sur son siège, bénissant son chapeau, ses lunettes noires et le rasoir qui avait supprimé depuis belle lurette les flocons de sa ravissante barbe en éventail. Il connaissait plus que parfaitement les deux hommes depuis son séjour au château de la Croix-Haute à l’époque, récente – à laquelle il ne pouvait s’empêcher de penser parfois avec du vague à l’âme ! –, où il vivait un rêve ébloui auprès d’une femme sublime. Le mirage s’était brisé quand il avait été confronté à une cruelle réalité. Non seulement c’était une criminelle mais elle avait tenté de l’immoler par le feu avec Morosini, sa femme et Pauline Belmont. En un mot, c’était l’homme à la Chimère, celui qui se voulait le dernier des Borgia. Quant à l’autre, c’était celui qu’on appelait Max, tout dévoué à la Torelli et dont Aldo n’avait jamais vu le visage… et qui cependant avait réussi à les sauver tous les quatre d’une mort horrible…

Percevant ce qu’il ressentait à la crispation de ses épaules, Marie-Angéline ouvrit la portière pour descendre mais, après avoir fait signe à son compagnon de s’éloigner, César l’en empêcha d’un geste de la main :

— Je vous en prie, madame, ne vous donnez pas la peine ! Je viens vers vous, dit-il courtoisement en anglais. On m’apprend que vous êtes américaine ?

— En effet ! répondit-elle, empruntant un nasillement yankee des plus convaincants. Je suis Miss Henrietta Santini de Philadelphie venue passer un mois auprès d’une tante qui m’est chère, Mrs. Albina Santini retirée dans ce beau pays…

— Veuillez m’excuser, mais votre nom ne m’est pas inconnu…

— Il se peut. Tante Albina est votre voisine. Depuis longtemps attachée à cette magnifique région, elle vient d’acheter la villa Hadriana. Or, elle souffre d’une dépression dont, à mon arrivée, j’ai pu constater qu’elle aurait tendance à s’aggraver. Aussi...

— Vous souhaiteriez nous la confier si j’ai bien compris ?

— C’est cela même ! Dans un mois environ, il me faudra rentrer chez moi où je me résignais à la ramener quand le bruit m’est parvenu…

— De notre installation ? Mon ami, le docteur Morgenthal de Zurich, m’en a donné l’idée et nous a déjà envoyé deux patients mais, dans l’état actuel de la maison, nous ne pouvons en accueillir davantage avant justement un mois ou deux… Nous sommes obligés de procéder à d’importants travaux. Aussi dois-je vous prier de prendre patience… et de revenir me voir disons… le mois prochain à pareille date ?

— On ne peut pas visiter ?

— Non, pardonnez-moi ! Ah, je suppose que vous souhaiteriez avoir une approche des tarifs… évidemment élevés que nous allons pratiquer ?

Plan-Crépin lui offrit un charmant sourire teinté de dédain accompagné d’un geste désinvolte :

— Ne vous donnez pas cette peine ! Cela m’indiffère ! Ce qui compte c’est qu’il me soit dès à présent possible d’envisager un avenir confortable et, surtout, selon ses goûts, d’une femme que j’aime infiniment ! Nous garderons d’ailleurs la villa Hadriana afin de pouvoir y séjourner de temps à autre mes frères et moi ! Eh bien, monsieur… ?

— Comte César de Gandia-Catannei ! fit-il en s’inclinant… Qui sera toujours enchanté de vous revoir… quand les travaux seront terminés ! Jusque-là je dois m’absenter.

L’échange de politesse achevé, César s’éloigna tandis que Wishbone faisait demi-tour avec une certaine nervosité.

— Vous êtes sûre d’avoir eu raison en lui disant qu’on était voisins ?

— Tout à fait ! Vous pouvez être persuadé que, depuis que vous êtes là, ils ont dû faire quelques observations et comme vous avez pu leur paraître quelque peu étranges, ils ont au moins une explication valable…

— Si vous voulez ! Moi, en tout cas, je n’ai jamais été aussi heureux d’avoir sacrifié ma barbe et ma moustache ! Parce qu’ils me connaissent tous les deux.

— Expliquez-moi ça !

Ayant trop chaud, elle venait d’ôter son chapeau et s’en servait comme d’un éventail.

— Oh, c’est facile à comprendre et vous oubliez qu’après avoir escorté Lucrezia Torelli depuis sa fuite de Londres, j’ai séjourné au château de la Croix-Haute en tant qu’hôte privilégié ! J’ai même joué aux échecs avec le comte César. Quant à l’autre, Max, il était le majordome. Un curieux majordome qu’il m’est arrivé de voir affublé d’une cagoule de laine noire… et qui accessoirement m’a sauvé la vie ainsi que celles de leurs prisonniers dont je me suis retrouvé au même rang !

— Il fallait commencer par le début ! s’exclama Marie-Angéline ravie. C’est un homme de bien alors ?

— N’exagérons rien ! Il était disposé à nous abattre tous au revolver quand le château a été attaqué mais a « rué dans les brancards » quand Lucrezia est revenue en trimballant des bidons d’essence qu’elle a commencé à déverser autour de nous. Alors il l’a proprement assommée et chargée sur son épaule après avoir libéré Morosini et en lui procurant les moyens de secourir les otages… dont moi ! Moi, qu’elle couvrait de caresses une heure plus tôt !

Submergé sans doute par l’émotion, il donna un brusque coup de volant qui précipita sa passagère sur le dos du siège avant, afin d’éviter un cycliste qui dévalait la route et s’éloignait en le couvrant d’injures !

— Arrêtez-vous et reprenez vos esprits ! conseilla Plan-Crépin qui retrouvait son équilibre et recoiffait son chapeau. Sinon vous allez rentrer en larmes et moi en morceaux !

— Oh, ça va aller ! On est presque arrivés !

— Si vous le dites !… soupira-t-elle en se signant par précaution.

Le trajet s’acheva en effet sans histoires mais dès qu’il eut rentré la voiture au garage, Wishbone fila dans sa chambre, laissant à Marie-Angéline le soin du reportage… Qui fut diversement accueilli comme on pouvait s’y attendre. Le professeur cracha feu et flammes, s’opposant formellement à ce que sa belle-sœur soit enfermée chez des fous, assassins par-dessus le marché :