— Je me plaindrai ! hurlait-il. Notre recteur protestera et Monseigneur l'Evêque prendra ma défense. Vous n'avez pas le droit...

On sait bien que les escholiers ont tous les droits, riposta le sergent qui commandait l'escouade, mais pas celui d'attaquer les soldats du guet pour faire libérer une prisonnière. Et je conseille à ton recteur de se tenir tranquille s'il ne veut pas d'ennuis. Messire Philippe de Ternant, notre nouveau prévôt, a la main lourde.

Le nom frappa Catherine, car c'était un nom de Bourgogne.

Fréquemment, jadis, à Dijon ou à Bruges, elle avait rencontré le sire de Ternant qui était l'un des familiers du duc Philippe. C'était, en effet, un homme implacable, mais d'une vaillance et d'une honnêteté au-dessus du commun. Ainsi c'était lui, maintenant, le Prévôt de Paris

? De Paris libéré par les gens du roi Charles ? Décidément, les choses avaient bien changé et il apparaissait qu'en effet l'impitoyable guerre civile qui, durant tant d'années, avait opposé Armagnacs et Bourguignons s'était décidée à prendre fin.

Pensant que, peut-être, elle pourrait être de quelque utilité au turbulent escholier, elle s'approcha du sergent qui reformait sa troupe.

— Qu'allez-vous faire de votre prisonnier, sergent ? demanda-t-elle.

L'homme se retourna, la regarda, puis, sans doute satisfait de son examen, sourit et haussant les épaules :

— Ce qu'on fait de ses pareils quand ils font trop de bruit, mon jeune gentilhomme : le mettre un peu au frais. Rien de tel pour calmer une tête chaude. Le cachot, l'eau claire et le pain noir font merveille dans ces cas-là.

— L'eau claire et le pain noir ? Mais il est déjà si maigre...

— Nous le sommes tous ! Ça faisait des semaines qu'on crevait de faim quand Monseigneur le Connétable est entré dans Paris, mais c'étaient encore les étudiants qui mangeaient le moins, sauf quand ils réussissaient à voler quelque chose. Marchez ! Le pain noir, ça vaut mieux que pas de pain du tout. Allez, vous autres ! En avant !

Catherine n'insista pas. Elle regarda la silhouette dégingandée disparaître sous la voûte du Petit Châtelet en se promettant de plaider sa cause à la première occasion. Mais, comme elle se détournait pour remonter à cheval, elle constata que Bérenger paraissait changé en statue. Droit sur son cheval, il contemplait toujours l'entrée de la prison alors même qu'il n'y avait plus rien à voir...

— Eh bien, Bérenger ? Nous continuons...

Il tourna la tête et elle vit alors que ses yeux brillaient comme des chandelles.

— Ne pouvons-nous rien faire pour lui ? soupira-t-il. Un étudiant en prison ! L'esprit, le savoir, la lumière du monde enfermés entre quatre murs ignobles ! C'est une pensée insoutenable.

Catherine dissimula un sourire. Ces paroles tragiques jointes au réjouissant accent méridional du page en faisaient tout un poème.

— J'ignorais, dit-elle, que vous portiez à ces messieurs de l'Université une si révérencieuse admiration. Il est vrai que vous êtes poète...

— Oui, mais je suis à peu près ignorant. Or, j'aurais tant voulu étudier. Malheureusement, les miens considèrent les livres comme des outils de perdition et de dégénérescence.

— Étrange ! Il me semblait pourtant avoir ouï dire que les chanoines de Saint-Projet étaient gens fort savants et que l'on apprenait quelque chose chez eux. Pourquoi, en ce cas, en être sorti...

en y mettant le feu par-dessus le marché ?

— Je voulais être étudiant, pas moine. Or, à Saint- Projet, l'un ne va pas sans l'autre.

—- Je comprends ! Eh bien, mon ami, nous verrons à vous faire instruire davantage quand nous serons revenus au pays. L'abbé Bernard me paraît tout indiqué pour cela. En attendant, nous avons mieux à faire et, si vous voulez bien quitter ce lieu qui vous plaît si fort, je vous promets, en retour, d'essayer de tirer d'affaire cette

"lumière du monde" qui fait tant de bruit et vous intéresse tellement !

Du coup, Bérenger enthousiasmé talonna son cheval et partit au grand trot. On franchit la Seine au pont Notre-Dame, Catherine ne se sentant pas le courage encore assez affermi pour traverser le Pont-au-Change où son enfance s'était écoulée, heureuse et claire, pour s'achever si tragiquement dans le sang et l'horreur. Et puis, c'était le chemin le plus court pour atteindre l'endroit où, auprès du Connétable, Catherine était certaine de retrouver Arnaud. Une immense hâte s'emparait d'elle, irrésistible !

Quand on arriva aux abords de Saint-Martin-des- Champs, il y avait grand concours de peuple. Un véritable fleuve humain battait les murailles fatiguées du Prieuré, canalisé dans la rue Saint-Martin par le cordon de soldats qui barrait la rue « au Maire » et empêchait d'approcher le portail d'entrée.

Les gens piétinaient dans la boue sans chercher d'ailleurs à forcer le barrage, longeant le mur flanqué de deux tours d'angle pour gagner la rue du Vert-Bois et contourner le couvent afin d'atteindre, par ce détour, la cour Saint-Martin, dépendance du Prieuré où s'élevaient sa geôle et son gibet, car le prieur de Saint-Martin-des- Champs avait droit de haute et basse justice. Mais, en fait, on n'avançait guère parce qu'un autre courant de peuple arrivait en sens inverse, venant des faubourgs et des villages au-delà des murailles de Charles V et de la porte Saint-Martin qui étaient voisines du monastère.

Grâce à leurs chevaux, Catherine et Bérenger parvinrent à naviguer sur cette mer humaine qui s'écartait en grognant mais s'écartait tout de même pour éviter les sabots des bêtes.

Les deux voyageurs allèrent droit au barrage de soldats derrière lequel on apercevait des troupes rangées en bon ordre, des bannières et une foule de chevaliers en armures et d'hommes d'Église en grand costume. Les tabards armoriés et les plumails mêlaient leurs vives couleurs aux longues robes noires ou violettes des prêtres.

Hardiment, Catherine s'adressa à l'officier qui surveillait le barrage

:

— Il me faut voir sur l'heure Monseigneur le Connétable, dit-elle avec hauteur. Je suis la comtesse de Mont salvy et j'aimerais que l'on me fît place car je viens de fort loin !

L'officier s'approcha, fronçant les sourcils et visiblement peu convaincu :

— Vous prétendez être une femme ? fit-il avec dédain en considérant la mince forme noire abondamment couverte de poussière et drapée d'un manteau qui avait souffert des intempéries.

— Je prétends être ce que je suis : la comtesse Catherine de Montsalvy, dame de parage de la reine de Sicile ! Si vous ne me croyez pas...

D'un geste vif, elle tira en arrière le camail de soie qui lui emprisonnait étroitement la tête et le cou, ne laissant libre que l'ovale du visage. Les nattes dorées de sa chevelure, tressées autour de sa tête, brillèrent soudain dans la lumière à chaque minute plus claire. Puis, arrachant son gant droit, elle mit sous le nez de l'officier sa main où brillait, péremptoire, l'émeraude gravée aux armes de la reine Yolande.

L'effet fut magique. L'officier ôta son casque et s'inclina aussi gracieusement que le permettait sa carapace de fer.

—- Veuillez me pardonner, Madame, mais les ordres de Monseigneur sont stricts et je dois être vigilant. Cependant, je vous prie de ne plus voir en moi qu'un homme tout prêt à vous servir. Je suis Gilles de Saint- Simon, lieutenant du Connétable et tout à vos ordres...

— Ce ne sont pas des ordres, mais seulement une prière, messire, fit-elle avec un sourire qui lui conquit d'emblée son interlocuteur.

Laissez-moi passer !

— Bien entendu. Mais il vous faut mettre pied à terre et confier vos montures à l'un de mes hommes. Holà, vous autres, faites place !

Les hallebardes que les soldats tenaient en travers pour former barrière se relevèrent et deux hommes s'écartèrent pour livrer passage aux arrivants. Galamment, le lieutenant offrit sa main à la voyageuse pour l'aider à descendre.