Les bonnes gens que Catherine interrogeait confirmaient qu'il s'agissait bien de Gonnet. Ils s'approchaient sans trop de crainte de ce beau cavalier blond, tout vêtu de noir et suivi d'un adolescent monté en graine, qui interrogeait si doucement et dont la main gantée, en se retirant, laissait une trace d'argent dans les paumes rugueuses. Bergers des montagnes et paysans des vallées semblaient tous avoir gardé au fond de leurs prunelles effarées l'image terrifiante du bâtard, de ce garçon aux cheveux clairs et au regard trop pâle qui portait à l'arçon de sa selle une cognée de bûcheron et une tête coupée qu'il renouvelait de temps en temps.

Six hommes à la mine féroce le suivaient, comme des loups derrière le meneur infernal, et malheur à la métairie isolée, au paysan écarté avec son troupeau, aux filles revenant du moutier voisin ou de la fontaine : Gonnet et ses hommes ne connaissaient pas d'autre moyen que la torture et la mort pour se procurer le nécessaire à leur voyage et pour charmer les longueurs de la route.

Ils ne se pressaient pas d'ailleurs, et quand les murailles de Clermont surgirent des brumes du soir à l'orée de l'immense horizon de la Limagne, Catherine apprit qu'elle avait déjà gagné deux jours sur son ennemi et s'élança avec plus d'ardeur que jamais sur sa trace.

Malheureusement la chance, qui l'avait servie jusque-là sans faiblir, parut se refuser à l'aider plus longtemps car, en arrivant en vue du beffroi de Saint-Pourçain, les voyageurs virent flotter le plus inattendu et le moins souhaitable des emblèmes : la bannière rouge timbrée des barres et des croissants de ce même Villa-Andrado que les consuls d'Aurillac croyaient sur le point de fondre sur leur ville.

En réalité, après une campagne assez rude et plutôt décevante en Limousin, l'empereur des pillards avait choisi de redescendre vers la large et facile vallée de l'Allier et installé ses quartiers dans l'antique abbaye, à demi ruinée, d'ailleurs, où le malheureux prieur Jacques le Loup le supportait comme il pouvait, c'est-à-dire plutôt mal. Mais il n'avait pas le choix.

Depuis la cité encore florissante des bords de la Sioule, Rodrigue étendait ses griffes sur tout le pays à plusieurs lieues à la ronde et, parmi les terribles dégâts causés par ses routiers, il n'était plus possible de distinguer les méfaits de Gonnet d'Apchier. Force avait donc été à Catherine de faire un détour important pour éviter de tomber dans des mains dont elle ne serait pas sortie aisément.

La mort dans l'âme, elle s'éloignait donc en direction de Montluçon, quand une remarque de Bérenger lui avait rendu tout son courage.

Depuis le départ, le jeune Roquemaurel n'avait pas beaucoup prononcé de paroles. Son cher luth sur le dos, il suivait sa maîtresse en s'efforçant de cacher les douloureuses courbatures que lui causait cette interminable chevauchée. Parfois, cependant, il essayait de couper les longueurs du voyage avec une chanson.

Comme Catherine, plongée dans ses pensées, voyageait silencieusement, c'étaient à peu près les seules paroles qu'il prononçât.

Mais, en revanche, il regardait beaucoup et il écoutait en conséquence.

Tout était nouveau pour ce garçon dont l'univers, jusqu'à présent, s'était limité à la contrée bornée par les murs d'Aurillac et par la vallée du Lot.

Aussi, après que Catherine, les larmes aux yeux, lui eut expliqué pourquoi il fallait fuir la cité étendue devant eux et se diriger vers l'ouest au lieu de continuer droit vers le nord, Bérenger s'était contenté de remarquer calmement :

— Si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit quand nous avons quitté Aurillac, les Apchier sont au mieux avec ce Castillan, puisqu'ils se sont unis à lui par cette espèce de serment prêté au mont Lozère ?

— En effet.

— Alors, même si nous sommes obligés d'allonger notre chemin, la présence de ce Rodrigue ne nous sera peut-être pas si mauvaise. Il aura reçu, avec honneur et amitié, l'un de ses frères en piraterie. Il lui aura certainement offert bombances et peut-être quelques distractions de choix sous forme d'une ou deux opérations fructueuses. Cela prend du temps et comme le bâtard ne sait pas que nous sommes sur ses traces, il n'est pas pressé. Il est possible que, grâce à ce chef d'Écorcheurs, nous ayons regagné encore une partie de notre retard et même, en nous dépêchant, il se peut que nous arrivions à Paris en même temps que lui...

Pour un peu, Catherine aurait embrassé son page. Et ce fut avec une ardeur accrue qu'elle s'élança sur le chemin qui, par Bourges et Orléans, la mènerait jusqu'à la capitale assiégée. Il valait mieux, en effet, cesser de se préoccuper du chemin parcouru par Gonnet et tenter de le gagner de vitesse.

La rencontre du chevaucheur royal avait achevé de leur donner des ailes. On avait traversé Orléans où, cependant, Catherine comptait de nombreux amis, sans s'arrêter plus des quelques heures de repos exigées par les montures et leurs cavaliers et sans s'y faire reconnaître.

La nouvelle de la libération de Paris emplissait le cœur de la jeune femme d'une joie et d'une espérance nouvelles : puisque la grande ville était retombée au pouvoir de son légitime souverain, il serait certainement possible au maître de Montsalvy de reprendre rapidement le chemin de ses terres et d'en chasser l'envahisseur.

Certes, de nombreuses places restaient encore aux mains de l'Anglais, autour de la capitale, mais, pour ces opérations de nettoyage, le Connétable pourrait se passer d'Arnaud.

A Corbeil, on avait rencontré les avant-postes de l'armée royale. Les troupes de Richemont avaient repris la ville depuis peu, au cours d'un mouvement d'encerclement. Et maintenant Paris, Paris lui-même s'étendait devant les yeux de Catherine et de son compagnon, avec ses vagues de toits dévalant des hauteurs du faubourg Saint-Jacques jusqu'au brouillard humide sur lequel flottaient des flèches d'églises et des tours, et qui masquait la Seine et ses îles.

Du fond de la mémoire de Catherine, une voix éteinte depuis longtemps se leva, celle de Barnabé le Coquillart, le vieux truand de la Cour des Miracles qui l'avait aimée comme un père et qui avait fini par mourir pour elle. Il y avait longtemps, maintenant... Pourtant elle se souvenait encore si clairement de ce jour de juillet où, dans un chaland chargé de poteries, ils avaient ensemble remonté la Seine en direction de Montereau pour gagner ensuite Dijon et la maison de l'oncle Mathieu où la veuve et les filles de Gaucher Legoix devaient trouver un second foyer.

C'était drôle, mais à cette minute où elle revoyait Paris, elle retrouvait en même temps les vers d'Eustache Deschamps que le Coquillart avait jetés si joyeusement, si orgueilleusement aussi dans la brise ensoleillée du fleuve :

C'est la cité sur toutes couronnée Fontaine et puits de science et de clergie, Sur le fleuve de Seine située Vignes, bois, terres et prairies De tous les biens de cette mortelle vie A plus qu'autres cités n'ont. Tous étrangers l'aiment et l'aimeront, Car pour déduit et pour être jolie Jamais cité telle ne trouveront, Rien ne se peut comparer à Paris...

Un soupir de Bérenger rappela la jeune femme à la réalité et elle s'aperçut qu'elle avait pensé tout haut quand elle l'entendit murmurer

: — Ce qui est terrible, avec les poètes, c'est qu'ils voient toujours tout en beau et qu'on ne peut guère leur faire confiance ! Cette ville est si triste... C'était vrai et Catherine s'avoua qu'elle non plus ne reconnaissait pas sa ville natale. Le sang souillait ses rues quand elle l'avait quittée ; pourtant elle en avait gardé un souvenir ébloui car les yeux des enfants sont plus lumineux et plus tendres encore que ceux des poètes.

Hélas ! la cité qu'elle avait sous les yeux ne correspondait plus à ses souvenirs, non plus qu'aux vers du poète. Certes, Paris était toujours vaste et imposant mais, en le regardant plus attentivement, on éprouvait l'impression singulière de se trouver en face d'une apparence, d'une ville fantôme, privée de substance, malgré les volutes de fumée qui moussaient aux cheminées.