Le temps brumeux et gris était sans doute pour quelque chose dans cette impression démoralisante, mais il avait tout de même l'avantage de brouiller les lignes et d'estomper les réalités. Et, ces réalités que l'œil découvrait peu à peu, c'étaient les grandes murailles capétiennes, qui se lézardaient dangereusement, montrant, ici et là, des éboulements que personne, apparemment, ne songeait à relever.

Sur la gauche de Catherine, la porte Saint-Michel était en si mauvais état qu'on l'avait purement et simplement bouchée avec des parpaings et barricadée de madriers et de grandes planches clouées.

Quant à la tour sur laquelle flottait, pour la première fois depuis treize ans, l'étendard aux fleurs de lys, elle était amputée de quelques créneaux, cependant qu'au-delà du rempart, nombre de toits montraient la trame de charpentes dépouillées de leurs ardoises.

Avec un soupir, Catherine quitta son poste d'observation et dirigea sa monture vers la porte Saint-Jacques, grande ouverte à cette heure de la matinée et gardée par des archers.

Une théorie de mendiants déguenillés la franchissait à cette minute, se dirigeant vers le grand couvent à la porte duquel un Jacobin venait d'apparaître avec une corbeille pleine de miches de pain. Mais en s'approchant d'eux, Catherine vit que ces gens ne ressemblaient en rien à ces mendiants, plus ou moins professionnels, qu'elle avait connus dans le royaume du roi de Thune : c'étaient, pour la plupart, des femmes, des enfants, des vieux couples aussi qui marchaient en se soutenant mutuellement et la misère était marquée profondément sur tous ces visages, dont beaucoup n'avaient plus d'âge.

La cloche du couvent se mit à sonner. Ce fut comme un signal et, des autres clochers de Paris, un appel identique s'envola. Catherine se souvint alors que l'on était le 1er mai et que c'était l'heure de la grand-messe. Elle hésita, un instant, à pénétrer dans la chapelle des Jacobins, mais sa hâte de retrouver son époux et d'en finir avec la menace de malentendu qui planait sur eux fut la plus forte.

Elle poussa son cheval sous la voûte noire de la porte. Une puissante odeur d'urine et d'huile rance y régnait et lui fit faire la grimace, mais elle ne s'en arrêta pas moins devant le poste des sentinelles. Deux soldats y montaient une garde nonchalante : l'un, assis sur un tabouret, se curait les dents en contemplant rêveusement les poutres noires du plafond et l'autre, debout contre la porte, crachait avec application en direction d'une grosse pierre.

Ce fut à lui que Catherine s'adressa :

— Je désire voir Monseigneur le Connétable. Où puis-je le trouver

? demanda-t-elle.

L'homme cessa ses exercices, repoussa en arrière son chapeau de fer et contempla les deux cavaliers avec un intérêt non déguisé. Le résultat de l'examen ne fut sans doute pas trop favorable, car il se mit à rire, montrant des dents qu'il avait cependant tout intérêt à cacher.

— Ben, dites donc, vous n'y allez pas de main morte, mon petit ami ! Voir le Connétable ? Rien que ça ? Mais vous savez qu'on ne le montre pas comme ça à tout le monde, notre grand chef, et faudrait voir un peu...

Je ne vous ai pas demandé comment je pourrais voir Messire de Richemont, je vous ai demandé où je pourrais le voir. Répondez-moi et cessez d'essayer de m'apprendre ce que je sais depuis longtemps.

Le ton impératif de la jeune femme incita l'archer à réviser son jugement sur ces arrivants dans l'aspect desquels il n'avait d'abord remarqué que la poussière accumulée et la mine exténuée. Il découvrit que, sous tout cela, les vêtements étaient élégants et que la mine de ce jeune gentilhomme à la voix trop douce annonçait un personnage accoutumé à se faire obéir.

Il remit son chapeau d'aplomb, rectifia la position et grogna :

— Monseigneur a pris logis en l'hôtel du Porc-Épic, dans la rue Percée, près l'église Saint-Paul...

— Je sais où cela se trouve, fit Catherine en rendant la main à son cheval. Merci, mon ami...

— Eh ! Attendez ! Tudieu, qu'est-ce que vous êtes pressé, mon jeune seigneur ! Si vous allez à l'hôtel du Connétable, vous ne risquez pas de l'y rencontrer...

— Et la raison ?

— Dame ! C'est qu'il n'y est point !

— Et où est-il, s'il vous plaît ?

— Au prieuré Saint-Martin-des-Champs, avec tous ses capitaines, une partie de son armée et un grand concours de gens d'ici. Il y a cérémonie...

La jeune femme ne chercha même pas à savoir de quelle cérémonie il pouvait bien s'agir. Le soldat avait prononcé un mot magique « les capitaines »... Cela voulait dire qu'Arnaud, lui aussi, se trouvait là-bas.

Jetant joyeusement une pièce de monnaie au soldat qui l'attrapa avec une prestesse de chat, elle quitta l'abri de la porte fortifiée et commença de descendre la rue Saint-Jacques, retrouvant du même coup la pluie insistante et fine.

— C'est loin, ce prieuré ? demanda Bérenger qui avait espéré que l'on trouverait rapidement un abri.

— A l'autre bout de la ville, mais c'est tout droit. Il n'y a qu'à suivre cette rue, traverser la Seine et continuer jusqu'au mur d'enceinte...

— Je vois, fit le jeune garçon avec résignation, une petite lieue...

Mais il cessa aussitôt de soupirer en contemplant le spectacle qu'on lui offrait. Catherine, elle aussi, connaissait des mots magiques :

— Cette rue devrait vous plaire, Bérenger. Nous sommes sur la fameuse montagne Sainte-Geneviève, le quartier des escholiers, et voici les collèges, de chaque côté de la rue. Celui-ci est le collège des Cholets, là-bas, à main droite, le collège du Mans et voici, droit devant vous, le fameux collège du Plessis dont on dit merveille.

Bérenger regardait de tous ses yeux ces bâtisses revêches et délabrées qui, pour la grâce extérieure, tenaient moitié de la prison et moitié du couvent, mais dont il ne voyait ni les murs verdis, ni les fenêtres dépourvues de carreaux, ni les détritus qui, encombrant le ruisseau central, s'étageaient de façon peu décorative au bas des murs.

C'étaient, pour lui, les lieux où soufflait l'esprit, les endroits où le savoir s'acquérait tout en laissant place à une certaine liberté. Et le jeune Auvergnat n'était pas loin de se croire là aux portes mêmes du Paradis.

Un paradis singulièrement agité tout de même, car, à quelques pas du collège du Plessis, un étudiant, reconnaissable à sa courte robe noire, à sa mine famélique et à l'écritoire qui pendait à sa ceinture auprès d'une bourse visiblement fort plate, haranguait une assemblée de ses confrères et quelques bourgeois désœuvrés. Grimpé sur le montoir à chevaux de la taverne du Barillet, un garçon d'une vingtaine d'années, roux comme une carotte et long comme un jour sans pain, se démenait avec conviction, accroché d'une main à la charpente du cabaret pour ne pas glisser de son étroit perchoir.

Il ne devait pas manger tous les jours à sa faim, car sa taille était celle d'une guêpe et sa figure, aux traits allongés, mais plutôt agréables, montrait une belle ossature sous fort peu de chair. Un nez immense, arrogant, en formait le principal ornement avec une paire d'yeux gris foncé, singulièrement vifs, nichés à l'ombre de sourcils aussi touffus qu'irréguliers, celui de gauche remontant sur le front un bon doigt plus haut que son confrère, ce qui conférait au garçon une expression de perpétuelle ironie.

Mais le fait que l'étudiant avait manifestement le ventre creux n'enlevait rien à la puissance de sa voix. Il avait un organe digne d'un héraut d'armes, dont les éclats tumultueux, semblables à ceux de quelque bourdon de cathédrale, se répercutaient majestueusement aux horizons étroits de la rue. Naturellement, en bon universitaire qui se respecte, l'orateur était un mécontent et Catherine eut tôt fait de démêler qu'il appelait son auditoire à la rébellion.

— Que croyez-vous, bonnes gens, que vont faire ce matin le Connétable de Richemont et ses gens ? Une œuvre pie ? Une action d'éclat ? Nullement ! Ils vont rendre hommage à l'un de nos pires ennemis ! Tous ces jours-ci, on a bien convenablement remercié Dieu, mené procession sur procession, chanté messe sur messe et c'était fort bonne chose, car il convient de rendre à Dieu ce qui lui appartient. En même temps, on a commencé de remettre de l'ordre dans notre cité, de relever les murailles du côté du nord et cela aussi, c'est bonne chose. Mais, ce qui l'est moins, ce sont les honneurs que l'on s'apprête à rendre aux ossements pourris de la bête sauvage qui a jadis chassé nos amis bourguignons et fait régner sur nous autres, gens de Paris, une insoutenable terreur... Qui peut tolérer que l'on encense aujourd'hui l'envoyé du Diable, le maudit connétable d'Armagnac dont tous avons si durement pâti ?...