Le frère Anthime se pencha vers elle :

— Vous sentez-vous bien ? Le Père Abbé était inquiet à cause de votre blessure...

Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi bien, mon frère ! Du moment que je puis lutter, je ne demande rien de plus. Maintenant, il faut que je rejoigne sinon mon époux, du moins Gonnet d'Apchier qui le menace et, croyez-moi, j'y parviendrai !

Saisissant alors avec décision l'un des bâtons qui avaient été préparés par l'abbé à la sortie du souterrain pour faciliter la marche, elle commença à descendre le sentier qui menait vers le lit du torrent.

Il était inutile de se retourner pour un dernier regard : l'épaulement rocheux de la vallée lui cachait entièrement la ville endormie et le camp de l'ennemi.

En arrivant près des hauts murs du couvent des Jacobins, au voisinage de la porte Saint-Jacques, Catherine guida son cheval jusqu'à un petit tertre couronné d'un calvaire qui se dressait au milieu des vignes. Puis, rejetant le capuchon qui retombait jusqu'à ses yeux, elle laissa la pluie lui fouetter le visage et regarda Paris...

Il y avait maintenant vingt-trois ans qu'elle n'avait pas revu sa ville natale. Vingt-trois ans, à un mois près, qu'après les émeutes cabochiennes qui avaient coûté la vie à son père, l'orfèvre Gaucher Legoix, au jeune Michel de Montsalvy, le frère aîné d'Arnaud, et à pas mal d'autres personnes, elle avait vu s'écrouler dans le sang, les larmes et la souffrance son univers paisible de petite-bourgeoise insouciante pour se lancer sur la route d'un destin exceptionnel, étrange et parfaitement inattendu.

Derrière elle, la jeune femme perçut la respiration de son jeune compagnon qui se faisait plus courte et comme attentive. Il murmura :

— Voici donc la ville capitale du royaume ! Voici Paris qui fut tant d'années aux mains de l'Anglais et que Monseigneur le Connétable vient de libérer presque sans coup férir ?

La nouvelle, en effet, les avait atteints alors qu'ils approchaient d'Orléans. Un chevaucheur de la Grande Écurie Royale, lancé comme un boulet de canon en direction d'Issoudun où se trouvait alors le roi Charles VII, l'avait hurlée joyeusement à leurs oreilles dans le vent du matin.

— Noël ! Noël ! Le Connétable de Richemont est entré dans Paris !

La ville est nôtre !...

Il faisait un temps affreux, bouché, dégoulinant d'une pluie fine et têtue qui se glissait partout, mais le cri du chevaucheur avait atteint les deux voyageurs fatigués comme une bouffée de printemps, comme une pleine coupe de rosée offerte à une plante en train de mourir.

C'est que la route avait été dure et longue... Au moment de cette merveilleuse rencontre, il y avait quinze jours que Catherine et son page avaient quitté Carlat, au matin suivant leur arrivée, sur les chevaux que leur avait donnés messire Aymon du Pouget, le gouverneur, à la garde duquel la dame de Montsalvy avait confié ses enfants, Sara et Marie.

Malgré la fatigue causée par une marche de huit lieues depuis le départ nocturne de Montsalvy, Catherine n'avait pas voulu attendre plus longtemps pour se lancer aux trousses de Gonnet d'Apchier. Son épaule, vigoureusement soignée par Sara, allait mieux et son énergie naturelle, stimulée par la joie de pouvoir agir et par ce danger qui courait devant elle, lui avait rendu la pleine possession de ses moyens.

Dans la cour de Carlat, elle avait enfourché le cheval qu'un écuyer lui tenait en bride, avec un sentiment de liberté presque sauvage, une grisante sensation de puissance retrouvée. Elle n'était plus la châtelaine ravagée d'angoisse sur l'échiné de laquelle pesaient de trop lourdes responsabilités. Elle redevenait Catherine des grands chemins, une femme accoutumée à saisir la vie par ses défenses et, à la manière des bouviers auvergnats, à lui faire plier les jarrets. Maintenant, c'était affaire entre elle et Gonnet d'Apchier : l'un des deux devrait s'avouer vaincu et Catherine était bien décidée à ce que ce ne fût pas elle.

Néanmoins, malgré l'impatience qui la talonnait, elle avait pris le temps de s'arrêter à Aurillac pour tenter d'obtenir des consuls quelque secours pour sa ville en danger. Mais elle comprit vite que l'espoir, bien faible à dire vrai, qu'elle avait mis en eux, devait être abandonné, car elle trouva ville, évêques et consuls claquant des dents de terreur et se préparant fébrilement à la pire des visites : celle du capitaine espagnol Rodrigue de Villa-Andrado, cette vieille connaissance de Catherine.

Après avoir pillé et rançonné le Limousin durant la saison froide, Rodrigue se disposait, à ce que l'on prétendait, à s'en aller mettre le siège devant les fortes bastilles du Périgord, Domme et Mareuil, où l'Anglais s'accrochait encore fermement et défiait depuis longtemps les troupes du comte d'Armagnac.

— Nous ne pouvons distraire ni un archer, ni un sac de grain, avaient répondu les consuls d'une seule et même voix, il se peut que nous en ayons d'un instant à l'autre le plus cruel besoin. Heureux si nous pouvons satisfaire le Castillan avec un peu d'or !

Catherine avait senti alors que, même si Villa- Andrado ne se montrait pas sous Aurillac, les habitants de la cité épiscopale ne lèveraient pas le petit doigt pour aider Montsalvy. Elle savait, comme tout un chacun en Auvergne et en Languedoc, qu'à l'automne précédent, Villa-Andrado avait réuni au mont Lozère tous les chefs de routiers du Midi et conclu avec eux un traité d'aide et d'assistance mutuelle dont les conséquences pouvaient être graves pour une ville éprise de paix, car les quatre Apchier assistaient à ce concile démoniaque et les gens d'Aurillac savaient bien que la meilleure manière d'attirer sur eux l'attention du Castillan était encore de s'attaquer à l'un de ses associés.

Le seul désir des Aurillacois était que l'ennemi gagnât la Dordogne sans chercher à vérifier l'état des finances de l'évêque et de ses consuls. Une prudente neutralité s'imposait donc.

Avec un haussement d'épaules, la dame de Montsalvy s'était détournée de ces gens trop prudents et avait repris son chemin pour une dernière tentative. Elle gagna Murât, dans l'espoir d'y rencontrer Jean de La Roque, seigneur de Sénézergues et bailli des Montagnes d'Auvergne. La seigneurie du bailli en faisait un proche voisin de Montsalvy et les tours de son castel, niché au creux d'une gorge, s'apercevaient lorsque l'on allait de Montsalvy à Roquemaurel.

Catherine pensait que, peut-être, la vieille entente née d'un terroir commun jouerait en sa faveur et parlerait plus haut que la politique.

Mais elle avait frappé en vain à la porte du bailli des Montagnes : Jean de La Roque, à ce qu'on lui avait dit, s'était rendu au Puy-en-Velay, pour les fêtes de Pâques, afin d'escorter son épouse, Marguerite d'Escars, qui avait fait à Notre-Dame un vœu sacré. On ne le reverrait pas avant plusieurs semaines, car il avait décidé de profiter de ce pieux voyage pour visiter certaines maisons de sa parentèle.

— Décidément, nous n'avons rien à attendre de ceux d'ici, soupira Catherine à l'adresse de Bérenger. Nous aurons meilleur temps à nous adresser au Roi en personne plutôt qu'à courir tous les mauvais chemins des montagnes à la poursuite de messire de La Roque.

— Y pensiez-vous donc, Dame Catherine ? Je croyais que vous souhaitiez retrouver surtout ce failli chien de bâtard ? Et il me semble que nous perdons du temps !

— Je devais le faire, Bérenger, car je n'avais pas le droit de négliger la plus faible chance de secourir l'abbé Bernard et tous nos braves gens. Quant au temps, nous n'en avons guère perdu puisque nous suivons le chemin qu'a emprunté Gonnet d'Apchier.

La trace du bâtard n'était que trop facile à suivre, en effet, même après une semaine, car c'était une trace sanglante. Hameaux brûlés, bêtes éventrées et à demi dépecées achevant de pourrir au revers du chemin, cadavres à demi calcinés branchés au-dessus des restes noirs d'un feu ou misérables dépouilles sans têtes mal enfouies sous quelques cailloux, tout cela racontait sinistrement la chevauchée de ce garçon de vingt ans qui n'avait de l'homme que l'apparence.