Ainsi que Catherine l'entendit chuchoter dans son dos, c'était lui qui, au matin du 13 avril, avait ouvert la porte Saint-Jacques devant les troupes du Connétable, tandis qu'à l'autre bout de la ville, à la porte Saint-Denis, son fils Jean créait diversion pour faire croire à une attaque des Français et y attirer les Anglais.

Une fois dans la ville, Richemont n'avait plus eu qu'à balayer devant lui. Reconnaissant, autant que les Parisiens qui avaient enfin retrouvé le goût du pain, le Connétable avait élevé sur-le-champ le vieux bourgeois à cette dignité amplement méritée et, à cette minute, Lallier vivait là son heure de gloire, car, à sa vue, la foule avait éclaté en louanges et en bénédictions.

— Tenez ! souffla Saint-Simon, voilà le Connétable !

— Il est le parrain de ma fille, riposta Catherine, sèchement. Je le connais depuis longtemps.

Mais elle éprouvait à le voir un vrai soulagement. Elle retrouvait avec joie ce visage affreux, balafré, couturé de vingt blessures qui cependant ne parvenaient pas à ôter toute séduction au regard bleu, candide et clair comme celui d'un enfant. Carré, presque aussi large que haut, mais athlétique et sans un pouce de graisse, le prince breton portait son armure aussi aisément que les pages leur tabard de soie et la joie du triomphe illuminait encore son visage hâlé, malgré le côté passablement lugubre de la cérémonie.

Des capitaines l'entouraient mais, à l'exception du bâtard d'Orléans, qui marchait auprès de lui et qui était son ami, Catherine n'en reconnut aucun. Il y avait là des Bourguignons et des Bretons, mais ni La Hire, ni Xaintrailles, les vieux amis de toujours, ni aucun autre de la bande habituelle.

L'inquiétude, un instant calmée par Bérenger, revint à Catherine : Arnaud à la Bastille, La Hire et Xaintrailles absents, qu'est-ce que tout cela voulait dire ?

Elle n'eut pas le temps de se poser plus longtemps la question. Le jeune lieutenant venait de saisir sa main.

— Venez ! dit-il. Nous pouvons suivre la procession, maintenant.

Ils se jetèrent, en effet, sur les talons des derniers officiers sans que les soldats de la haie, bien entendu, s'y opposassent. Ils suivirent le cortège jusqu'à la cour Saint-Martin.

C'était un vaste quadrilatère au milieu duquel se dressait un orme tout brillant de ses feuilles nouvelles, mais l'arbre était bien la seule note souriante de l'endroit qui était sinistre. Une prison tenait tout un côté, avec un pilori qui se dressait devant sa porte. Les autres côtés étaient occupés par des porcheries et par un grand tas de fumier qui dégageait une odeur pénible.

Pourtant, c'était apparemment ce fumier qui était le point de mire de toute cette noble assemblée rangée en face de lui, tandis que des cordons de troupes l'encadraient. Quelques soldats se tenaient debout devant mais, au lieu de lances, de vouges ou de fauchards, ils portaient des fourches et de longs crochets. Ils paraissaient attendre.

Plusieurs cercueils, ouverts et garnis de linceuls de soie brodée, étaient posés dans un coin, non loin d'un groupe formé de plusieurs personnes en grand deuil que Richemont salua courtoisement.

L'évêque et le prieur s'avancèrent jusqu'au bord du tas d'immondices sur lequel, à la stupeur de Catherine, le vieux prélat, de sa main tremblante, traça le signe de la bénédiction avant d'entamer la prière des morts.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? souffla la jeune femme. Je croyais que cette cérémonie était destinée à rendre hommage au Connétable d'Armagnac...

— Justement ! répondit tranquillement Saint-Simon : il est là-dedans.

— Dans quoi ?

Dans le fumier, pardi ! C'est là que les bons Parisiens l'ont jeté, après l'avoir massacré, en 1418, quand ils se sont donnés au duc de Bourgogne. On lui a levé sur le dos une longue lanière de peau, puis on l'a massacré et jeté dans ce trou à fumier. Pas seul, d'ailleurs : il doit y avoir avec lui le Chancelier de France d'alors, messire Henri de Marie, et son fils, l'évêque de Cou- tances, plus deux notables : maître Jean Paris et maître Raymond de La Guerre

! Monseigneur de Richemont a donné ordre qu'on les tirât enfin de cette déplaisante situation pour leur donner des sépultures décentes. Bien entendu, les Bourguignons sont d'accord : vous voyez auprès du Connétable messire Jean Villiers de l'Isle Adam qui, le premier, a planté la bannière de France sur la porte Saint-Jacques. Ici, il fait un peu pénitence car, tout compte fait, c'est lui-même, après avoir pris Paris, qui a réduit Monseigneur d'Armagnac au piteux état où nous allons le voir. Mais, ajouta-t-il en regardant Catherine avec une soudaine inquiétude, ce n'est peut-

être pas un spectacle pour une dame !

— Je n'ai pas le cœur sensible, riposta la jeune femme, et je ne quitterai pas cet endroit sans avoir approché le Connétable. Et puis j'en ai vu d'autres, assura-t-elle crânement. Enfin, cette dame voilée de crêpe que j'aperçois là-bas, n'est-elle pas une femme ?

— C'est la dame de Marie, veuve du Chancelier et mère de l'évêque. L'épreuve est cruelle pour son cœur, mais elle a voulu venir.

Catherine lui jeta un regard plein de pitié. Elle se souvenait, en effet, avoir jadis entendu raconter à Dijon, et sur le ton de la réjouissance d'ailleurs, les horreurs qui s'étaient déroulées à Paris quand les Bourguignons avaient repris la ville aux Armagnacs.

Elle se souvenait aussi d'avoir vu, attachée à la bannière du comte Jean IV d'Armagnac, fils du Connétable massacré et frère de Cadet Bernard, un long ruban rougeâtre et parcheminé - 1 qui était la peau levée sur le dos de son père que les Bourguignons lui avaient fait parvenir.

Mais elle avait vite oublié les horreurs du récit et même l'affreuse relique, tandis que maintenant, en face de cet énorme fumier où les fourches des soldats commençaient à fouiller, elle se retrouvait face à face avec les atrocités d'une guerre civile dans laquelle son enfance avait sombré et qui, doublée d'une guerre étrangère, avait mené le royaume à deux doigts de sa perte.

C'était absurde, tout ce sang versé, toutes ces souffrances, absurde et inutile puisque, après tant d'années, tant de fureurs, l'homme qui avait ordonné un massacre pouvait, à cette heure et avec toutes les marques du respect regarder calmement tirer d'un fumier les cadavres de ceux qu'il y avait jetés.

Presque cent années de guerre, de luttes fratricides, d'assassinats, de guet-apens, de politique, de honte, de gloire et de misère mélangés pour en arriver là ! Encore avait-il fallu, pour ramener dans la voie du salut le pays ravagé, rongé jusqu'à l'os et presque moribond, l'holocauste brûlant de Jeanne, le rayonnement effroyable et cependant triomphant du bûcher de Rouen...

Les soldats poursuivirent leur horrible besogne. Malgré le vent frais qui faisait voleter la soie des bannières et les longs cheveux blancs de l'évêque, l'odeur devenait épouvantable. Elle s'échappait par bouffées nauséabondes des énormes fourchetées, dégoulinantes de purin que les hommes arrachaient à la masse noirâtre. Il fallait chercher profondément car, depuis dix-huit ans, le trou à fumier avait eu le temps de devenir montagne.

Cela dura longtemps. Quand, enfin, un premier squelette fut dégagé, de nombreux mouchoirs étaient sortis des poches et au creux de quelques mains se cachaient des pommes de senteur.

Catherine, comme les plus nombreux, avait placé son mouchoir devant son nez, mais le mince carré de batiste où ne s'attardait plus qu'une trop légère trace de verveine se révéla bien vite insuffisant et la jeune femme se sentit pâlir. Saint-Simon avait raison : non seulement ce spectacle n'était pas fait pour une femme, mais encore il était positivement insupportable.

Elle ferma les yeux pour ne pas voir l'affreux débris humain que deux moines enveloppaient d'un linceul de soie blanche pour le déposer dans l'un des cercueils, les rouvrit, mais tourna la tête, cherchant instinctivement une issue... Elle se sentait faible tout à coup et souhaitait s'en aller, sinon dans peu de temps elle allait sans doute se couvrir de ridicule, perdre connaissance au milieu de tous ces gens et en face de cette femme qui, sous ses voiles noirs, demeurait rigide et apparemment insensible.