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«- Mais alors si vous aviez découvert qui j’étais, pourquoi ne vous êtes-vous pas débarrassé de moi, comme vous vouliez faire d’Yvonne?

«- Je vais vous le dire. Lorsque vous vous êtes présenté à moi, à Paris, je vous ai pris pour un véritable campagnard, aussi niais qu’inoffensif: vous étiez supérieurement déguisé. J’ai accepté avec joie vos services, car j’avais à faire remettre bien des choses en place dans la chambre du défunt. Je ne voulais pas employer à cet ouvrage l’intendant Prosper dont je craignais les bavardages et la curiosité; d’autre part, un jeune diplomate que j’avais rencontré deux jours avant rue de l’Université m’avait fortement endommagé les reins, et je ne pouvais me baisser.

«Je vous pris donc à mon service, comptant, lorsque je quitterais Paris, vous renvoyer dans vos pénates.

«Mais je vous reconnus à la soirée de Mme de Bréant…vous savez… lorsque vous êtes venu vous asseoir en face de moi… je vous ai reconnu à vos yeux dont l’éclat étrange m’avait déjà frappé… Ils étaient véritablement effrayants ce soir-là. Si effrayants que lorsque je me vis examiné avec une telle attention, lorsque je vis vos longs doigts compter les cartes une à une… j’eus presque peur! Oui, peur, moi, Boulet-Rouge! et je n’osai plus tricher!… moi qui n’avait pas craint de faire sauter la coupe sous le nez de M. de Ribeyrac, procureur du roi!

«Je compris alors que j’avais affaire à forte partie, et, pour détourner vos poursuites, je conçus un projet audacieux, trop audacieux peut-être, car j’aurais dû prévoir les conséquences. Je résolus de vous emmener avec moi en Bretagne et de ne pas vous quitter un instant de vue jusqu’à ce que j’eusse acquis la certitude que vous étiez un terrible ennemi acharné à ma perte. Cette certitude, je l’eus bien vite par mille petits détails isolés qui me prouvèrent que, malgré la perfection avec laquelle vous vous déguisiez, l’habit de domestique ne vous convenait pas plus qu’à moi le bicorne de gendarme!

«Je vous croyais un agent stipendié de la Préfecture: c’est ce qui m’a perdu. J’aurais dû me dire que jamais un employé de la rue de Jérusalem n’aurait fait preuve d’une telle audace ni d’une telle habileté. Cette habileté me paraissait si extraordinaire, que j’avais formé le projet, une fois arrivé ici, de vous séduire par des offres mille fois plus brillantes que celles qui, selon moi, vous étaient faites par la police. Je vous aurais ainsi attaché à ma personne, à mes desseins, et je vous aurais employé à une vaste entreprise que je projetais, que je devais mettre à exécution, dès que j’aurais touché la succession, et pour laquelle j’avais besoin d’un homme tel que vous. Voilà quel était mon plan. Je désirais vous associer à ma fortune… je me sentais une certaine sympathie pour vous… et je me disais qu’après tout vous étiez entre mes mains, et qu’à la moindre alerte je pouvais vous faire disparaître.

«C’est dans ces circonstances que je reçus la lettre de M. Berteau, notaire, qui m’appelait à Rennes pour régler les affaires de la succession. Je partis en toute hâte, profitant d’un moment où vous ne m’espionniez pas. J’avais bien recommandé au vieil Yves de vous dire que j’étais enfermé dans ma chambre, un peu souffrant, et de ne pas vous faire savoir que je m’étais absenté. Comment avez-vous fait parler l’idiot? Je n’en sais rien…

«Lorsque je fus de retour, ma première visite fut pour le caveau que vous connaissez. Je vis sur les dalles rouges la marque d’un pas qui n’était pas le mien. Je bondis de colère et de surprise et je résolus de vous tuer.

«Ah! vous avez eu encore du génie lorsque vous avez gratté mes aiguilles et mis je ne sais quel jus de réglisse à la place de mon curare! Si vous vous étiez borné à enlever l’étui, c’en était fait de vous, car, ne pouvant employer mon arme de prédilection, j’aurais eu recours au poignard et alors la blessure que je vous aurais faite n’eût pas été une simple piqûre!

«- Il faut maintenant que vous disiez à la justice, interrompit M. Donneau, comment l’idée vous est venue du meurtre de M. Bréhat-Lenoir et comment vous l’avez mise à exécution.

«- C’est bien simple, répondit l’accusé avec son flegme ordinaire. Je vis dans les papiers du défunt Bréhat-Kerguen qu’il avait à Paris un frère immensément riche, et je trouvai dernièrement quelques lettres fort vives qui me prouvèrent combien les rapports des deux frères étaient tendus. L’une d’elles m’apprit même que M. Bréhat-Lenoir avait juré de déshériter le Breton. Mais je ne trouvai ces papiers et ces lettres qu’il y a trois mois environ. Jusque-là, j’avais toujours cru que celui dont j’occupais la place n’avait pas de famille. J’ai cherché ces papiers pendant neuf ans dans tous les coins et recoins du château. Je les découvris enfin derrière la grande glace de Venise qui est dans la chambre des armures.

«Ma résolution fut bientôt prise. Je me souciais d’autant moins d’être déshérité en ce moment, que quelques millions m’étaient nécessaires pour commencer la grande entreprise dont je vous ai parlé et à laquelle je voulais associer monsieur. Je partis donc pour Paris, afin de me mettre à la recherche du testament qui spoliait celui dont j’avais pris la place. Une fois ce testament annulé, j’héritais sans difficulté.

«J’étais merveilleusement servi par les circonstances, car ce vieux loup de Kerguen n’était jamais sorti de son château, personne ne connaissait sa figure. Je pouvais donc très aisément me faire passer pour lui. Et puis j’ai toujours eu, comme monsieur, la science du déguisement. J’ai à peu près la taille du défunt; sa grosse perruque ébouriffée, son visage d’ours mal léché étaient faciles à copier, et, comme il ne disait jamais un mot, je n’ai jamais eu de peine à imiter le son de sa voix.

«Arrivé à Paris, je passai environ huit jours à étudier la situation des lieux et les habitudes de M. Bréhat-Lenoir. Bien qu’il fût retiré des affaires, il allait tous les jours à la Bourse, de deux à quatre heures, pour se distraire.

«J’achetai un habit de commissionnaire, et, prenant sous mon bras un journal artistement arrangé avec des épingles et figurant un paquet assez volumineux, je me présentai vers trois heures à la porte de l’hôtel.

«J’avais profité, pour faire mon coup, d’un moment où M. Prosper était sorti, car je me méfiais du petit intendant.

«Je ne trouvai que Guérin, qui flânait, les mains dans les poches, sur le pas de la porte.

«- M. Bréhat-Lenoir? demandai-je.

«- Il n’y est pas, répondit le naïf paysan en me saluant jusqu’à terre.

«- Je sais bien qu’il n’y est pas, repris-je avec un gros rire… Je ne vous demandais cela que pour savoir si c’était bien ici son hôtel. C’est lui-même qui m’envoie. Il m’a pris au coin de la place de la Bourse… à côté du marchand de vins, vous savez… et il m’a chargé d’apporter ce paquet et de le remettre sur la cheminée de sa chambre. Voulez-vous m’indiquer où elle est, cette chambre? Le paquet est lourd, et il y a loin de la place de la Bourse à la rue Cassette.»

«Guérin monta avec moi et m’introduisit dans l’appartement de son maître, dont il avait la clef.

«Je posai mon semblant de paquet sur la cheminée.