Autour de lui, des hommes muets de désespoir et faisant à peine attention à lui, écrivant au crayon sur un portefeuille des mots sans suite, ou se serrant la main les uns aux autres; ceux-ci répétant sans relâche, et comme font les insensés, un nom chéri, ou mouillant de larmes un portrait, une bague, une tresse de cheveux; ceux-là vomissant de furieuses imprécations contre la tyrannie, mot banal toujours maudit par tout le monde tour à tour, et quelquefois même par les tyrans.
Au milieu de toutes ces infortunes, Sanson, appesanti moins encore par ses cinquante-quatre ans que par la gravité de son lugubre office; Sanson, aussi doux, aussi consolateur que sa mission lui permettait de l’être, donnait à celui-ci un conseil, à celui-là un triste encouragement, et trouvant des paroles chrétiennes à répondre au désespoir comme à la bravade!
– Citoyenne, dit-il à Geneviève, il faudra ôter le fichu et relever ou couper les cheveux, s’il vous plaît.
Geneviève devint tremblante.
– Allons, mon amie, fit doucement Lorin, du courage!
– Puis-je relever moi-même les cheveux de madame? demanda Maurice.
– Oh! oui, s’écria Geneviève, lui! je vous en supplie, monsieur Sanson.
– Faites, dit le vieillard en détournant la tête.
Maurice dénoua sa cravate tiède de la chaleur de son cou, Geneviève la baisa, et se mettant à genoux devant le jeune homme, lui présenta cette tête charmante, plus belle dans sa douleur qu’elle n’avait jamais été dans sa joie.
Quand Maurice eut fini la funèbre opération, ses mains étaient si tremblantes, il y avait tant de douleur dans l’expression de son visage, que Geneviève s’écria:
– Oh! j’ai du courage, Maurice.
Sanson se retourna.
– N’est-ce pas, monsieur, que j’ai du courage? dit-elle.
– Certainement, citoyenne, répondit l’exécuteur d’une voix émue, et un vrai courage.
Pendant ce temps, le premier aide avait parcouru le bordereau envoyé par Fouquier-Tinville.
– Quatorze, dit-il. Sanson compta les condamnés.
– Quinze, y compris le mort, dit-il; comment cela se fait-il?
Lorin et Geneviève comptèrent après lui, mus par une même pensée.
– Vous dites qu’il n’y a que quatorze condamnés et que nous sommes quinze? dit-elle.
– Oui, il faut que le citoyen Fouquier-Tinville se soit trompé.
– Oh! tu mentais, dit Geneviève à Maurice, tu n’étais point condamné.
– Pourquoi attendre à demain, quand c’est aujourd’hui que tu meurs? répondit Maurice.
– Ami, dit-elle en souriant, tu me rassures: je vois maintenant qu’il est facile de mourir.
– Lorin, dit Maurice, Lorin, une dernière fois… nul ne peut te reconnaître ici… dis que tu es venu me dire adieu… dis que tu as été enfermé par erreur. Appelle le gendarme qui t’a vu sortir… Je serai le vrai condamné, moi qui dois mourir; mais toi, nous t’en supplions, ami, fais-nous la joie de vivre pour garder notre mémoire; il est temps encore, Lorin, nous t’en supplions!
Geneviève joignit ses deux mains en signe de prière.
Lorin prit les deux mains de la jeune femme et les baisa.
– J’ai dit non, et c’est non, répondit Lorin d’une voix ferme; ne m’en parlez plus, ou, en vérité, je croirai que je vous gêne.
– Quatorze, répéta Sanson, et ils sont quinze!
Puis, élevant la voix:
– Voyons, dit-il, y a-t-il quelqu’un qui réclame? y a-t-il quelqu’un qui puisse prouver qu’il se trouve ici par erreur?
Peut-être quelques bouches s’ouvrirent-elles à cette demande; mais elles se refermèrent sans prononcer une parole; ceux qui eussent menti avaient honte de mentir; celui qui n’eût pas menti ne voulait point parler.
Il se fit un silence de plusieurs minutes pendant lequel les aides continuaient leur lugubre office.
– Citoyens, nous sommes prêts…, dit alors la voix sourde et solennelle du vieux Sanson.
Quelques sanglots et quelques gémissements répondirent à cette voix.
– Eh bien, dit Lorin, soit!
Mourons pour la patrie,
C’est le sort le plus beau!…
» Oui, quand on meurt pour la patrie; mais, décidément, je commence à croire que nous ne mourons pas pour le plaisir de ceux qui nous regardent mourir. Ma foi, Maurice, je suis de ton avis, je commence aussi à me dégoûter de la République.
– L’appel! dit un commissaire à la porte.
Plusieurs gendarmes entrèrent dans la salle et fermèrent ainsi les issues, se plaçant entre la vie et les condamnés, comme pour empêcher ceux-ci d’y revenir.
On fit l’appel.
Maurice, qui avait vu juger le condamné qui s’était tué avec le couteau de Lorin, répondit quand on prononça son nom. Il se trouva alors qu’il n’y avait que le mort de trop.
On le porta hors de la salle. Si son identité eût été constatée, si on l’eût reconnu pour condamné, tout mort qu’il était, on l’eût guillotiné avec les autres.
Les survivants furent poussés vers la sortie.
À mesure que l’un d’eux passait devant le guichet, on lui liait les mains derrière le dos.
Pas une parole ne s’échangea pendant dix minutes entre ces malheureux.
Les bourreaux seuls parlaient et agissaient.
Maurice, Geneviève et Lorin, qui ne pouvaient plus se tenir, se pressaient les uns contre les autres pour n’être point séparés. Puis les condamnés furent poussés de la Conciergerie dans la cour.
Là, le spectacle devint effrayant.
Plusieurs faiblirent à la vue des charrettes; les guichetiers les aidèrent à monter.
On entendait derrière les portes, encore fermées, les voix confuses de la foule, et l’on devinait à ses rumeurs qu’elle était nombreuse.
Geneviève monta sur la charrette avec assez de force; d’ailleurs, Maurice la soutenait du coude. Maurice s’élança rapidement derrière elle.
Lorin ne se pressa. pas. Il choisit sa place et s’assit à la gauche de Maurice.
Les portes s’ouvrirent; aux premiers rangs était Simon.
Les deux amis le reconnurent; lui-même les vit.
Il monta sur la borne près de laquelle les charrettes devaient passer; il y en avait trois.
La première charrette s’ébranla; c’était celle où se trouvaient les trois amis.