– Tu vas la revoir? s’écria Maurice, tu vas lui dire adieu?
– Allons, répondit Dixmer en haussant les épaules, décidément tu n’es pas expert en vengeance, citoyen Maurice. Ainsi, à ma place, tu serais satisfait en abandonnant les événements à leur seule force, les circonstances à leur seul entraînement; ainsi, par exemple, la femme adultère ayant mérité la mort, du moment où je la punis de mort, je suis quitte envers elle, ou plutôt elle est quitte envers moi. Non, citoyen Maurice, j’ai trouvé mieux que cela, moi: j’ai trouvé un moyen de rendre à cette femme tout le mal qu’elle m’a fait. Elle t’aime, elle va mourir loin de toi; elle me déteste, elle va me revoir. Tiens, ajouta-t-il en tirant un portefeuille de sa poche, vois-tu ce portefeuille? Il renferme une carte signée du greffier du Palais. Avec cette carte, je puis pénétrer près des condamnés; eh bien, je pénétrerai près de Geneviève et je l’appellerai adultère; je verrai tomber ses cheveux sous la main du bourreau, et, tandis que ses cheveux tomberont, elle entendra ma voix qui répétera: «Adultère!» Je l’accompagnerai jusqu’à la charrette, et, quand elle posera le pied sur l’échafaud, le dernier mot qu’elle entendra sera le mot adultère.
– Prends garde! elle n’aura pas la force de supporter tant de lâchetés, et elle te dénoncera.
– Non! dit Dixmer, elle me hait trop pour cela; si elle avait dû me dénoncer, elle m’eût dénoncé quand ton ami lui en donnait le conseil tout bas: puisqu’elle ne m’a pas dénoncé pour sauver sa vie, elle ne me dénoncera point pour mourir avec moi; car elle sait bien que, si elle me dénonçait, je ferais retarder son supplice d’un jour; elle sait bien que, si elle me dénonçait, j’irais avec elle, non seulement jusqu’au bas des degrés du Palais, mais encore jusqu’à l’échafaud; car elle sait bien qu’au lieu de l’abandonner au pied de l’escabeau, je monterais avec elle dans la charrette; car elle sait bien que, tout le long du chemin, je lui répéterais ce mot terrible: adultère; que, sur l’échafaud, je le lui répéterais toujours, et qu’au moment où elle tomberait dans l’éternité, l’accusation y tomberait avec elle.
Dixmer était effrayant de colère et de haine; sa main avait saisi la main de Maurice; il la secouait avec une force inconnue au jeune homme, sur lequel un effet contraire s’opérait. À mesure que s’exaltait Dixmer, Maurice se calmait.
– Écoute, dit le jeune homme, à cette vengeance il manque une chose.
– Laquelle?
– C’est que tu puisses lui dire: «En sortant du tribunal, j’ai rencontré ton amant et je l’ai tué.»
– Au contraire, j’aime mieux lui dire que tu vis, et que, tout le reste de ta vie, tu souffriras du spectacle de sa mort.
– Tu me tueras cependant, dit Maurice; ou, ajouta-t-il en regardant autour de lui et en se voyant à peu près maître de la position, c’est moi qui te tuerai.
Et, pâle d’émotion, exalté par la colère, sentant sa force doublée de la contrainte qu’il s’était imposée pour entendre Dixmer dérouler jusqu’au bout son terrible projet, il le saisit à la gorge et l’attira à lui tout en marchant à reculons vers un escalier qui conduisait à la berge de la rivière.
Au contact de cette main, Dixmer à son tour sentit la haine monter en lui comme une lave.
– C’est bien, dit-il, tu n’as pas besoin de me traîner de force, j’irai.
– Viens donc, tu es armé.
– Je te suis.
– Non, précède-moi; mais, je t’en préviens, au moindre signe, au moindre geste, je te fends la tête d’un coup de sabre.
– Oh! tu sais bien que je n’ai pas peur, dit Dixmer avec ce sourire que la pâleur de ses lèvres rendait si effrayant.
– Peur de mon sabre, non, murmura Maurice, mais peur de perdre ta vengeance. Et cependant, ajouta-t-il, maintenant que nous voilà face à face, tu peux lui dire adieu.
En effet, ils étaient arrivés au bord de l’eau, et, si le regard pouvait encore les suivre où ils étaient, nul ne pouvait arriver assez à temps pour empêcher le duel d’avoir lieu.
D’ailleurs, une égale colère dévorait les deux hommes.
Tout en parlant ainsi, ils étaient descendus par le petit escalier qui donne sur la place du Palais, et ils avaient gagné le quai à peu près désert; car, comme les condamnations continuaient, attendu qu’il était deux heures à peine, la foule encombrait encore le prétoire, les corridors et les cours, et Dixmer paraissait avoir aussi soif du sang de Maurice que Maurice avait soif du sang de Dixmer.
Ils s’enfoncèrent alors sous une de ces voûtes qui conduisent des cachots de la Conciergerie à la rivière, égouts infects aujourd’hui, et qui jadis, sanglants, charrièrent plus d’une fois les cadavres loin des oubliettes.
Maurice se plaça entre l’eau et Dixmer.
– Je crois, décidément, que c’est moi qui te tuerai, Maurice, dit Dixmer; tu trembles trop.
– Et moi, Dixmer, dit Maurice en mettant le sabre à la main et en lui fermant avec soin toute retraite, je crois, au contraire, que c’est moi qui te tuerai, et qui, après t’avoir tué, prendrai dans ton portefeuille le laissez-passer du greffe du Palais. Oh! tu as beau boutonner ton habit, va; mon sabre l’ouvrira, je t’en réponds, fût-il d’airain comme les cuirasses antiques.
– Ce papier, hurla Dixmer, tu le prendras?
– Oui, dit Maurice, c’est moi qui m’en servirai, de ce papier; c’est moi qui, avec ce papier, entrerai près de Geneviève; c’est moi qui m’assiérai près d’elle sur la charrette; c’est moi qui murmurerai à son oreille tant qu’elle vivra: Je t’aime; et, quand tombera sa tête: Je t’aimais.
Dixmer fit un mouvement de la main gauche pour saisir le papier de sa main droite, et le lancer avec le portefeuille dans la rivière. Mais, rapide comme la foudre, tranchant comme une hache, le sabre de Maurice s’abattit sur cette main et la sépara presque entièrement du poignet.
Le blessé jeta un cri, tout en secouant sa main mutilée, et tomba en garde.
Alors commença sous cette voûte perdue et ténébreuse un combat terrible; les deux hommes, renfermés dans un espace si étroit, que les coups, pour ainsi dire, ne pouvaient s’écarter de la ligne du corps, glissaient sur la dalle humide et se retenaient difficilement aux parois de l’égout; les attaques se multipliaient en raison de l’impatience des combattants.
Dixmer sentait son sang couler et comprenait que ses forces allaient s’en aller avec son sang; il chargea Maurice avec une telle violence, que celui-ci fut obligé de faire un pas en arrière. En rompant, son pied gauche glissa, et la pointe du sabre de son ennemi entama sa poitrine. Mais, par un mouvement rapide comme la pensée, tout agenouillé qu’il était, il releva la lame avec sa main gauche, et tendit la pointe à Dixmer, qui, lancé par sa colère, lancé par son mouvement sur un sol incliné, vint tomber sur son sabre et s’enferra lui-même.