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– J’ai l’air effaré comme mademoiselle a l’air fatigué; sans doute nous souffrons toutes deux.

Le nous déplut à Andrée, qui fronça le sourcil et fit entendre cette exclamation:

– Ah!

Mais Nicole s’étonna peu de l’exclamation, quoique l’intonation avec laquelle elle avait été faite eût dû lui donner à réfléchir.

– Puisque mademoiselle le veut bien, je commence, dit-elle.

– Voyons, répondit Andrée.

– J’ai envie de me marier, mademoiselle, continua Nicole.

– Bah!… fit Andrée, tu penses à cela, et tu n’as pas encore dix-sept ans?

– Mademoiselle n’en a que seize.

– Eh bien?

– Eh bien! quoique mademoiselle n’en ait que seize, ne songe-t-elle pas à se marier quelquefois?

– En quoi voyez-vous cela? demanda sévèrement Andrée.

Nicole ouvrit la bouche pour dire une impertinence, mais elle connaissait Andrée, elle savait que ce serait couper court à l’explication, laquelle n’était point encore assez avancée; elle se ravisa donc.

– Au fait, je ne puis savoir ce que pense mademoiselle, je suis une paysanne et je vais selon la nature, moi.

– Voila un singulier mot.

– Comment! n’est-il pas naturel d’aimer quelqu’un et de s’en faire aimer?

– C’est possible; après?

– Eh bien! j’aime quelqu’un.

– Et ce quelqu’un vous aime?

– Je le crois, mademoiselle.

Nicole comprit que le doute était trop pâle et que, dans une occasion pareille, il était besoin de l’affirmative.

– C’est-à-dire que j’en suis sûre, ajouta-t-elle.

– Très bien; mademoiselle occupe son temps à Taverney, à ce que je vois.

– Il faut bien songer à l’avenir. Vous qui êtes une demoiselle, vous aurez sans doute une fortune de quelque parent riche; moi qui n’ai même pas de parents, je n’aurai que ce que je trouverai.

Comme tout cela paraissait assez simple à Andrée, elle oublia peu à peu le ton avec lequel avaient été prononcées les paroles qu’elle avait trouvées inconvenantes, et sa bonté naturelle ayant pris le dessus:

– Au fait, dit-elle, qui veux-tu épouser?

– Oh! quelqu’un que mademoiselle connaît, dit Nicole en attachant ses deux beaux yeux sur ceux d’Andrée.

– Que je connais?

– Parfaitement.

– Qui est-ce? Tu me fais languir; voyons.

– J’ai peur que mon choix ne déplaise à mademoiselle.

– À moi?

– Oui!

– Tu le juges donc toi-même peu convenable?

– Je ne dis pas cela.

– Eh bien! alors, dis sans crainte, il est du devoir des maîtres de s’intéresser à ceux de leurs gens qui les servent bien, et je suis contente de toi.

– Mademoiselle est bien bonne.

– Dis donc vite, et achève de me lacer.

Nicole rassembla toutes ses forces et toute sa pénétration.

– Eh bien! c’est… c’est Gilbert, dit-elle.

Au grand étonnement de Nicole, Andrée ne sourcilla point.

– Gilbert, le petit Gilbert, le fils de ma nourrice?

– Lui-même, mademoiselle.

– Comment! c’est ce garçon-là que tu veux épouser?

– Oui, mademoiselle, c’est lui.

– Et il t’aime?

Nicole se crut arrivée au moment décisif.

– Il me l’a dit vingt fois, répondit-elle.

– Eh bien! épouse-le, dit tranquillement Andrée; je n’y vois aucun obstacle. Tu n’as plus de parents, il est orphelin; vous êtes chacun maîtres de votre sort.

– Sans doute, balbutia Nicole, stupéfaite de voir l’événement succéder d’une façon si peu en rapport avec ses prévisions. Quoi! mademoiselle permet…?

– Tout à fait; seulement, vous êtes bien jeunes tous deux.

– Nous aurons ensemble à vivre un peu plus longtemps.

– Vous n’êtes riches ni l’un ni l’autre.

– Nous travaillerons.

– À quoi travaillera-t-il, lui qui n’est bon à rien?

Pour le coup, Nicole n’y tint plus; tant de dissimulation l’avait épuisée.

– Mademoiselle me permettra de lui dire qu’elle traite bien mal ce pauvre Gilbert, répondit-elle.

– Dame! fit Andrée, je le traite comme il le mérite; c’est un paresseux.

– Oh! mademoiselle, il lit toujours, et ne demande qu’à s’instruire.

– Rempli de mauvaise volonté, continua Andrée.

– Pas pour mademoiselle, toujours, répliqua Nicole.

– Comment cela?

– Mademoiselle le sait mieux que personne, elle qui lui commande de chasser pour la table.

– Moi?

– Et qui lui fait faire quelquefois dix lieues avant qu’il trouve un gibier.

– Ma foi, j’avoue que je n’y ai jamais fait la moindre attention.

– Au gibier?… dit Nicole en ricanant.

Andrée eût ri peut-être de cette saillie, et n’eût pas deviné tout le fiel contenu dans les sarcasmes de sa chambrière, si elle eût été dans sa disposition ordinaire d’esprit. Mais ses nerfs tressaillaient comme les cordes d’un instrument qu’on a fatigué outre mesure. Des frissonnements nerveux précédaient chaque acte de sa volonté, chaque mouvement de son corps. Le moindre mouvement d’esprit lui était une difficulté qu’il fallait vaincre: en style de nos jours, nous dirions qu’elle était agacée. Mot heureux, conquête de philologie qui rappelle cet état de frisson révoltant où nous jette la succion d’un fruit âpre ou le contact de certains corps raboteux.

– Que veut dire cet esprit? demanda Andrée se ranimant tout à coup, et prenant, avec l’impatience, toute la perspicacité que sa mollesse l’empêchait d’avoir depuis le commencement de la scène.

– Je n’ai pas d’esprit, mademoiselle, dit Nicole. L’esprit est bon pour les grandes dames. Je suis une pauvre fille, et dis tout bonnement ce qui est.

– Qu’est-ce qui est? Voyons!