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– Non seulement cela m’est possible, mais je dirai plus, pour que vous ne m’ayez pas une trop grande obligation, cela m’est même facile.

Et Balsamo ramena son œil scrutateur sur la couche d’opale qui ondulait dans le verre.

– Eh bien! voyez-vous? demanda le baron.

– Parfaitement.

– Alors parlez, ma sœur Anne.

– Je vois venir une personne de haute condition.

– Bah! vraiment! et cette personne vient comme cela, sans être invitée par personne?

– Elle s’est invitée elle-même. Elle est conduite par monsieur votre fils.

– Par Philippe?

– Par lui-même.

Ici le baron fut saisi d’un accès d’hilarité fort désobligeant pour le sorcier.

– Ah! ah! dit-il, conduite par mon fils… Vous dites que cette personne est conduite par mon fils?

– Oui, baron.

– Vous le connaissez donc, mon fils?

– Pas le moins du monde.

– Et mon fils est en ce moment?…

– À une demi-lieue, un quart de lieue peut-être!

– D’ici?

– Oui.

– Mon cher monsieur, mon fils est à Strasbourg, où il tient garnison, et à moins de s’exposer à être déclaré déserteur, ce qu’il ne fera pas, je vous jure, il ne peut m’amener personne.

– Il vous amène cependant quelqu’un, dit Balsamo en continuant d’interroger son verre d’eau.

– Et ce quelqu’un, demanda le baron, est-ce un homme, est-ce une femme?

– C’est une dame, baron, et même une très grande dame. Ah! tenez, quelque chose de particulier, d’étrange.

– Et d’important? reprit le baron.

– Ma foi, oui.

– Achevez, en ce cas.

– C’est que vous ferez bien d’éloigner votre petite servante, cette petite drôlesse, comme vous dites, qui a de la corne au bout des doigts.

– Et pourquoi cela l’éloignerais-je?

– Parce que Nicole Legay a dans le visage quelques traits de la personne qui vient ici.

– Et vous dites que c’est une grande dame, une grande dame qui ressemble à Nicole? Vous voyez bien que vous tombez dans la contradiction.

– Pourquoi pas? J’ai acheté autrefois une esclave qui ressemblait tellement à la reine Cléopâtre, qu’il était question de la conduire à Rome pour la faire figurer dans le triomphe d’Octave.

– Bon! voilà que cela vous reprend, dit le baron.

– Ensuite, faites-en ce que vous voudrez, de ce que je vous dis, mon cher hôte; vous comprenez, la chose ne me regarde aucunement et est toute dans vos intérêts.

– Mais en quoi cette ressemblance de Nicole peut-elle blesser la personne?

– Supposez que vous soyez roi de France, ce que je ne vous souhaite pas, ou dauphin, ce que je vous souhaite moins encore, seriez-vous charmé, en entrant dans une maison, de trouver au nombre des domestiques de cette maison une contrefaçon de votre auguste visage?

– Ah! diable! dit le baron, voici un dilemme des plus forts; il résulterait donc de ce que vous dites…?

– Que la très haute et très puissante dame qui va venir serait peut-être mal contente de voir son image vivante en jupe courte et en fichu de toile.

– Eh bien! dit le baron, toujours riant, nous y aviserons quand il le faudra. Mais voyez-vous, cher baron, dans tout cela c’est mon fils qui me réjouit le plus. Ce cher Philippe, qu’un heureux hasard va nous amener comme cela, sans crier gare!

Et le baron se mit à rire plus fort.

– Ainsi, dit gravement Balsamo, ma prédiction vous fait plaisir? Tant mieux, ma foi; mais à votre place, baron…

– À ma place?

– Je donnerais quelques ordres, je ferais quelques dispositions…

– Vraiment?

– Oui.

– J’y songerai, cher hôte, j’y songerai.

– Il serait temps.

– C’est donc sérieusement que vous me dites cela?

– On ne peut plus sérieusement, baron; car, si vous voulez recevoir dignement la personne qui vous fait la faveur de vous visiter, vous n’avez pas une minute à perdre.

Le baron secoua la tête.

– Vous doutez, je crois? dit Balsamo.

– Ma foi, cher hôte, j’avoue que vous avez affaire à l’incrédule le plus endurci…

Ce fut en ce moment que le baron se dirigea du côté du pavillon de sa fille, pour lui faire part de la prédiction de son hôte, et qu’il appela:

– Andrée! Andrée!

Nous savons comment la jeune fille répondit à l’invitation de son père, et comment le regard fascinateur de Balsamo l’attira près de la fenêtre.

Nicole était là, regardant avec étonnement La Brie, qui lui faisait des signes et cherchait à comprendre.

– C’est diablement difficile à croire, répétait le baron, et à moins que de voir…

– Alors, puisqu’il faut absolument que vous voyiez, retournez-vous, dit Balsamo en étendant la main vers l’avenue, au bout de laquelle galopait à toute bride un cavalier dont le cheval faisait résonner la terre sous ses pas.

– Oh! oh! s’écria le baron, voilà en effet…

– M. Philippe! s’écria Nicole en se haussant sur la pointe des pieds.

– Notre jeune maître, fit La Brie avec un grognement de joie.

– Mon frère! mon frère! exclama Andrée en lui tendant les deux bras par sa fenêtre.

– Serait-ce par hasard monsieur votre fils, cher baron? demanda négligemment Balsamo.

– Oui, pardieu! oui, c’est lui-même, répondit le baron stupéfait.

– C’est un commencement, dit Balsamo.

– Décidément vous êtes donc sorcier? demanda le baron.

Un sourire de triomphe se dessina sur les lèvres de l’étranger.

Le cheval grandissait à vue d’œil; on le vit bientôt, ruisselant de sueur, entouré d’une vapeur humide, franchir les dernières rangées d’arbres, et il courait encore, qu’un jeune officier de taille moyenne, couvert de boue et la figure animée par la rapidité de sa course, sautait à bas du coursier et venait embrasser son père.