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– Sans doute. On pense presque toujours ce que l’on dit dans le moment où on le dit.

– De sorte qu’aujourd’hui…?

– Aujourd’hui, j’ai cinq mois de plus; j’ai appris des choses que j’ignorais; j’en devine que je ne connais pas encore. Aujourd’hui, je pense autrement.

– Vous êtes donc faux, menteur, hypocrite? s’écria Nicole en s’emportant.

– Pas plus que ne l’est un voyageur à qui on demande au fond d’une vallée ce qu’il pense du paysage, et à qui l’on fait la même question lorsqu’il est parvenu au haut de la montagne qui lui fermait son horizon. J’embrasse un plus grand paysage, voilà tout.

– De sorte que vous ne m’épouserez pas?

– Je ne vous ai jamais dit que je vous épouserais, répondit Gilbert avec mépris.

– Eh bien! eh bien! s’écria la jeune fille exaspérée, il me semble que Nicole Legay vaut bien Sébastien Gilbert.

– Tous les hommes se valent, dit Gilbert; seulement, la nature ou l’éducation ont mis en eux des valeurs diverses et des facultés différentes. Selon que ces valeurs ou ces facultés se développent plus ou moins, ils s’éloignent les uns des autres.

– De sorte qu’ayant des facultés et des valeurs plus développées que les miennes, vous vous éloignez de moi.

– Naturellement. Vous ne raisonnez pas encore, Nicole, mais vous comprenez déjà.

– Oui, oui! s’écria Nicole exaspérée, oui, je comprends.

– Que comprenez-vous?

– Je comprends que vous êtes un malhonnête homme.

– C’est possible. Beaucoup naissent avec des instincts mauvais, mais la volonté est là pour les corriger. M. Rousseau, lui aussi, était né avec des instincts mauvais; il s’est corrigé cependant. Je ferai comme M. Rousseau.

– Oh! mon Dieu, mon Dieu! dit Nicole, comment ai-je pu aimer un pareil homme?

– Aussi vous ne m’avez pas aimé, Nicole, reprit froidement Gilbert; je vous ai plu, voilà tout. Vous sortiez de Nancy, où vous n’aviez vu que des séminaristes qui vous faisaient rire, ou des militaires qui vous faisaient peur. Nous étions jeunes tous les deux, innocents tous les deux, désireux tous les deux de cesser de l’être. La nature parlait en nous avec sa voix irrésistible. Il y a quelque chose qui s’allume dans nos veines alors que nous désirons, une inquiétude dont on cherche la guérison dans des livres qui vous rendent plus inquiets encore. C’est en lisant ensemble un de ces livres, vous vous le rappelez, Nicole, non pas que vous avez cédé, car je ne vous demandais rien, car vous ne me refusiez rien, mais que nous avons trouvé le mot d’un secret inconnu. Pendant un mois ou deux, ce mot a été: Bonheur! Pendant un mois ou deux, nous avons vécu au lieu de végéter. Cela veut-il dire, parce que nous avons été deux mois heureux l’un par l’autre, que nous devions être l’un par l’autre éternellement malheureux? Allons donc, Nicole, si l’on prenait un pareil engagement en donnant et recevant le bonheur, on renoncerait à son libre arbitre, et ce serait absurde.

– Est-ce de la philosophie que vous me faites là? dit Nicole.

– Je le crois, répondit Gilbert.

– Alors il n’y a donc rien de sacré pour les philosophes?

– Si fait, il y a la raison.

– De sorte que, moi qui voulais rester honnête fille…

– Pardon, mais il est déjà trop tard pour cela.

Nicole pâlit et rougit comme si une roue faisait faire à chaque goutte de son sang le tour de son corps.

– Honnête quant à vous, dit-elle. On est toujours honnête femme, avez-vous dit pour me consoler, quand on est fidèle à celui que le cœur a choisi. Vous vous rappelez cette théorie sur les mariages?

– J’ai dit les unions, Nicole, attendu que je ne me marierai jamais.

– Vous ne vous marierez jamais?

– Non. Je veux être un savant et un philosophe. Or, la science ordonne l’isolement de l’esprit, et la philosophie celle du corps.

– Monsieur Gilbert, dit Nicole, vous êtes un misérable, et je crois que je vaux encore mieux que vous.

– Résumons, dit Gilbert en se levant, car nous perdons notre temps, vous à me dire des injures, moi à les écouter. Vous m’avez aimé parce que cela vous a plu, n’est-ce pas?

– Sans doute.

– Eh bien! ce n’est pas une raison pour me rendre malheureux, moi, parce que vous avez fait, vous, une chose qui vous a plu.

– Le sot, dit Nicole, qui me croit pervertie, et qui fait semblant de ne pas me craindre!

– Vous craindre, vous, Nicole? Allons donc! Que pouvez-vous contre moi? La jalousie vous égare.

– La jalousie! moi jalouse? dit avec un rire fiévreux la jeune fille. Ah! vous vous trompez fort si vous me croyez jalouse. Et de quoi serais-je jalouse, je vous prie? Est-il dans tout le canton une plus jolie fille que moi? Si j’avais les mains blanches de mademoiselle, et je les aurai le jour où je ne travaillerai plus, ne vaudrais-je pas mademoiselle? Mes cheveux, regardez mes cheveux (et la jeune fille dénoua le ruban qui les retenait), mes cheveux peuvent m’envelopper des pieds à la tête comme un manteau. Je suis grande, je suis bien faite. (Et Nicole emprisonna sa taille entre ses deux mains.) J’ai des dents qui ressemblent à des perles. (Et elle regarda ses dents dans un petit miroir accroché à son chevet.) Quand je veux sourire à quelqu’un et le regarder d’une certaine façon, je vois ce quelqu’un rougir, frissonner, se tordre sous mon regard. Vous êtes mon premier amant, c’est vrai; mais vous n’êtes pas le premier homme avec lequel j’aie été coquette. Tiens, Gilbert, continua la jeune fille plus menaçante avec son sourire saccadé qu’elle ne l’était avec ses menaces véhémentes, tu ris. Crois-moi, ne me force pas à te faire la guerre; ne me fais pas sortir tout à fait de l’étroit sentier où me retient encore je ne sais quel vague souvenir des conseils de ma mère, je ne sais quelle monotone prescription de mes prières d’enfant. Si une fois je me jette hors de la pudeur, prends garde à toi, Gilbert, car tu auras non seulement à te reprocher les malheurs qui en résulteront pour toi, mais encore ceux qui en résulteront pour les autres!

– À la bonne heure, dit Gilbert, vous voilà parvenue à une certaine hauteur, Nicole, et je suis convaincu d’une chose.

– De laquelle?

– C’est que si je consentais à vous épouser maintenant…

– Eh bien?

– Eh bien! c’est vous qui refuseriez.

Nicole réfléchit; puis, les mains crispées, les dents grinçantes:

– Je crois que tu as raison, Gilbert, dit-elle; je crois que, moi aussi, je commence à gravir cette montagne dont tu me parlais; je crois que, moi aussi, je vois s’élargir mon horizon; je crois que, moi aussi, je suis destinée à devenir quelque chose; et c’est vraiment trop peu que de devenir la femme d’un savant ou d’un philosophe. Maintenant, regagnez votre échelle, Gilbert, et tâchez de ne pas vous casser le cou, quoique je commence à croire que ce serait un grand bonheur pour les autres, et peut-être même pour vous.