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IX. – À M. Eugène Fromentin à propos d’un importun qui se disait son ami

Il me dit qu’il était très riche,

Mais qu’il craignait le choléra;

– Que de son or il était chiche,

Mais qu’il goûtait fort l’Opéra;

– Qu’il raffolait de la nature,

Ayant connu monsieur Corot;

– Qu’il n’avait pas encor voiture,

Mais que cela viendrait bientôt;

– Qu’il aimait le marbre et la brique,

Les bois noirs et les bois dorés;

– Qu’il possédait dans sa fabrique

Trois contremaîtres décorés;

– Qu’il avait, sans compter le reste,

Vingt mille actions sur le Nord;

Qu’il avait trouvé, pour un zeste,

Des encadrements d’Oppenord;

Qu’il donnerait (fût-ce à Luzarches!)

Dans le bric-à-brac jusqu’au cou,

Et qu’au Marché des Patriarches

Il avait fait plus d’un bon coup;

Qu’il n’aimait pas beaucoup sa femme,

Ni sa mère; – mais qu’il croyait

À l’immortalité de l’âme,

Et qu’il avait lu Niboyet!

– Qu’il penchait pour l’amour physique,

Et qu’à Rome, séjour d’ennui,

Une femme, d’ailleurs phtisique,

Était morte d’amour pour lui.

Pendant trois heures et demie,

Ce bavard, venu de Tournai,

M’a dégoisé toute sa vie;

J’en ai le cerveau consterné.

S’il fallait décrire ma peine,

Ce serait à n’en plus finir;

Je me disais, domptant ma haine:

«Au moins, si je pouvais dormir!»

Comme un qui n’est pas à son aise,

Et qui n’ose pas s’en aller,

Je frottais de mon cul ma chaise,

Rêvant de le faire empaler.

Ce monstre se nomme Bastogne;

Il fuyait devant le fléau.

Moi, je fuirai jusqu’en Gascogne,

Ou j’irai me jeter à l’eau,

Si dans ce Paris, qu’il redoute,

Quand chacun sera retourné,

Je trouve encore sur ma route

Ce fléau, natif de Tournai.

Bruxelles, 1865.

X. – Un cabaret folâtre Sur la route de Bruxelles à Uccle

Vous qui raffolez des squelettes

Et des emblèmes détestés,

Pour épicer les voluptés,

(Fût-ce de simples omelettes!)

Vieux Pharaon, ô Monselet!

Devant cette enseigne imprévue,

J’ai rêvé de vous: À la vue

Du Cimetière, Estaminet.

Poèmes de l’édition posthume des Fleurs du Mal

I. – La prière d’un païen

Ah! ne ralentis pas tes flammes;

Réchauffe mon cœur engourdi,

Volupté, torture des âmes!

Diva! supplicem exaudî!

Déesse dans l’air répandue,

Flamme dans notre souterrain!

Exauce une âme morfondue,

Qui te consacre un chant d’airain.

Volupté, sois toujours ma reine!

Prends le masque d’une sirène

Faite de chair et de velours,

Ou verse-moi tes sommeils lourds

Dans le vin informe et mystique,

Volupté, fantôme élastique!

II. – La lune offensée

Ô Lune qu’adoraient discrètement nos pères,

Du haut des pays bleus où, radieux sérail,

Les astres vont se suivre en pimpant attirail,

Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,

Vois-tu les amoureux, sur leurs grabats prospères,

De leur bouche en dormant montrer le frais émail?

Le poète buter du front sur son travail?

Ou sous les gazons secs s’accoupler les vipères?

Sous ton domino jaune, et d’un pied clandestin,

Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu’au matin,

Baiser d’Endymion les grâces surannées?

– «Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,

Qui vers son miroir penche un lourd amas d’années,

Et plâtre artistement le sein qui t’a nourri!»

III. – Le calumet de paix Imité de Longfellow

I

Or Gitche Manito, le Maître de la vie,

Le Puissant, descendit dans la verte prairie,

Dans l’immense prairie aux coteaux montueux;

Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,

Dominant tout l’espace et baigné de lumière,

Il se tenait debout, vaste et majestueux.

Alors il convoqua les peuples innombrables,

Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables

Avec sa main terrible il rompit un morceau

Du rocher, dont il fit une pipe superbe,

Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,

Pour s’en faire un tuyau, choisit un long roseau.

Pour la bourrer il prit au saule son écorce;

Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,

Debout, il alluma, comme un divin fanal,

La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière

Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.

Or, pour les nations c’était le grand signal.

Et lentement montait la divine fumée

Dans l’air doux du matin, onduleuse, embaumée.

Et d’abord ce ne fut qu’un sillon ténébreux;

Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,

Puis blanchit; et montant, et grossissant sans cesse,

Elle alla se briser au dur plafond des cieux.

Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,

Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,

Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,

Jusqu’à Tuscaloosa, la forêt parfumée,

Tous virent le signal et l’immense fumée

Montant paisiblement dans le matin vermeil.

Les Prophètes disaient: «Voyez-vous cette bande

De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,

Oscille et se détache en noir sur le soleil?

C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Qui dit aux quatre coins de l’immense prairie:

Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil!»

Par le chemin des eaux, par la route des plaines,

Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines

Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,

Comprenant le signal du nuage qui bouge,

Vinrent docilement à la Carrière Rouge

Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.

Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,

Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie,

Bariolés ainsi qu’un feuillage automnal;

Et la haine qui fait combattre tous les êtres,

La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres

Incendiait encor leurs yeux d’un feu fatal.

Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.

Or, Gitche Manito, le Maître de la Terre,

Les considérait tous avec compassion,

Comme un père très bon, ennemi du désordre,

Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.

Tel Gitche Manito pour toute nation.

Il étendit sur eux sa puissante main droite

Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite,

Pour rafraîchir leur fièvre à l’ombre de sa main;

Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,

Comparable à la voix d’une eau tumultueuse

Qui tombe, et rend un son monstrueux, surhumain!