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II

Je sais que ton cœur, qui regorge

De vieux amours déracinés,

Flamboie encor comme une forge,

Et que tu couves sous ta gorge

Un peu de l’orgueil des damnés;

Mais tant, ma chère, que tes rêves

N’auront pas reflété l’Enfer,

Et qu’en un cauchemar sans trêves,

Songeant de poisons et de glaives,

Éprise de poudre et de fer,

N’ouvrant à chacun qu’avec crainte,

Déchiffrant le malheur partout,

Te convulsant quand l’heure tinte,

Tu n’auras pas senti l’étreinte

De l’irrésistible Dégoût,

Tu ne pourras, esclave reine

Qui ne m’aimes qu’avec effroi,

Dans l’horreur de la nuit malsaine,

Me dire, l’âme de cris pleine:

«Je suis ton égale, ô mon Roi!»

IV. – À une malabaraise.

Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche

Est large à faire envie à la plus belle blanche;

À l’artiste pensif ton corps est doux et cher;

Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.

Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,

Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître,

De pourvoir les flacons d’eaux fraîches et d’odeurs,

De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,

Et, dès que le matin fait chanter les platanes,

D’acheter au bazar ananas et bananes.

Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus

Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;

Et quand descend le soir au manteau d’écarlate,

Tu poses doucement ton corps sur une natte,

Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,

Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.

Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,

Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,

Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,

Faire de grands adieux à tes chers tamarins?

Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,

Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,

Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,

Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,

Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges

Et vendre le parfum de tes charmes étranges,

L’œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,

Des cocotiers absents les fantômes épars!

V. – L’avertisseur

Tout homme digne de ce nom

A dans le cœur un Serpent jaune,

Installé comme sur un trône,

Qui, s’il dit: «Je veux!» répond: «Non!»

Plonge tes yeux dans les yeux fixes

Des Satyresses ou des Nixes,

La Dent dit: «Pense à ton devoir!»

Fais des enfants, plante des arbres,

Polis des vers, sculpte des marbres,

La Dent dit: «Vivras-tu ce soir?»

Quoi qu’il ébauche ou qu’il espère,

L’homme ne vit pas un moment

Sans subir l’avertissement

De l’insupportable Vipère.

VI. – Hymne

À la très chère, à la très belle

Qui remplit mon cœur de clarté,

À l’ange, à l’idole immortelle,

Salut en l’immortalité!

Elle se répand dans ma vie

Comme un air imprégné de sel,

Et dans mon âme inassouvie

Verse le goût de l’éternel.

Sachet toujours frais qui parfume

L’atmosphère d’un cher réduit,

Encensoir oublié qui fume

En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,

T’exprimer avec vérité?

Grain de musc qui gis, invisible,

Au fond de mon éternité!

À la très bonne, à la très belle

Qui fait ma joie et ma santé,

À l’ange, à l’idole immortelle,

Salut en l’immortalité!

VII. – La voix

Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,

Babel sombre, où roman, science, fabliau,

Tout, la cendre latine et la poussière grecque,

Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.

Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,

Disait: «La Terre est un gâteau plein de douceur;

Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)

Te faire un appétit d’une égale grosseur.»

Et l’autre: «Viens! oh! viens voyager dans les rêves,

Au delà du possible, au delà du connu!»

Et celle-là chantait comme le vent des grèves,

Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,

Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie.

Je te répondis: «Oui! douce voix!» C’est d’alors

Que date ce qu’on peut, hélas! nommer ma plaie

Et ma fatalité. Derrière les décors

De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,

Je vois distinctement des mondes singuliers,

Et, de ma clairvoyance extatique victime,

Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.

Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,

J’aime si tendrement le désert et la mer;

Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,

Et trouve un goût suave au vin le plus amer;

Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,

Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.

Mais la Voix me console et dit: «Garde tes songes:

Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous!»

VIII. – Le rebelle

Un ange furieux fond du ciel comme un aigle,

Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,

Et dit, le secouant: «Tu connaîtras la règle!

(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!

Sache qu’il faut aimer, sans faire la grimace,

Le pauvre, le méchant, le tortu, l’hébété,

Pour que tu puisse faire, à Jésus, quand il passe,

Un tapis triomphal avec ta charité.

Tel est l’Amour! Avant que ton cœur ne se blase,

À la gloire de Dieu rallume ton extase;

C’est la Volupté vraie aux durables appas!»

Et l’Ange, châtiant autant, ma foi! qu’il aime,

De ses poings de géant torture l’anathème;

Mais le damné répond toujours: «Je ne veux pas!»

IX. – Le jet d’eau

Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!

Reste longtemps, sans les rouvrir,

Dans cette pose nonchalante

Où t’a surprise le plaisir.

Dans la cour le jet d’eau qui jase

Et ne se tait ni nuit ni jour,

Entretient doucement l’extase

Où ce soir m’a plongé l’amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

Ainsi ton âme qu’incendie

L’éclair brûlant des voluptés

S’élance, rapide et hardie,

Vers les vastes cieux enchantés.

Puis, elle s’épanche, mourante,

En un flot de triste langueur,

Qui par une invisible pente

Descend jusqu’au fond de mon cœur.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

Ô toi, que la nuit rend si belle,

Qu’il m’est doux, penché vers tes seins,

D’écouter la plainte éternelle

Qui sanglote dans les bassins!

Lune, eau sonore, nuit bénie,

Arbres qui frissonnez autour,

Votre pure mélancolie

Est le miroir de mon amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.