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Quelle fin ils avaient eu, tous, depuis les fils de Chupin, le traître, jusqu’à son père, le marquis de Courtomieu, le grand prévôt, qui avant de mourir avait traîné dix ans sous les huées un corps dont la pensée s’était envolée.

– Mon tour viendra! pensait-elle.

L’année précédente, s’étaient éteints, à un mois d’intervalle, pleurés de tous, le baron et la baronne d’Escorval, et aussi le vieux caporal Bavois.

De telle sorte que de tant de gens de conditions diverses, mêlés aux troubles de Montaignac, Mme Blanche n’en apercevait plus que quatre:

Maurice d’Escorval, entré dans la magistrature, et qui était juge près du tribunal de la Seine, l’abbé Midon qui était venu vivre à Paris avec Maurice, enfin Martial et elle-même.

Il en était un autre cependant, dont le souvenir faisait frissonner la duchesse, et dont elle osait à peine articuler le nom…

Jean Lacheneur, le frère de Marie-Anne.

Une voix intérieure, plus puissante que tous les raisonnements, lui criait que cet implacable ennemi vivait encore, qu’il se souvenait toujours, qu’il était tout près d’elle, protégé par son obscurité, épiant l’heure de la vengeance…

Plus obsédée par ses pressentiments que par Chupin autrefois, Mme Blanche résolut de s’adresser à Chefteux, afin de savoir au moins à quoi s’en tenir.

L’ancien agent de Fouché était resté à sa dévotion. Toujours, tous les trois mois, il présentait un «compte de frais» qui lui était payé sans discussion, et même, pour l’acquit de sa conscience, il envoyait tous les ans, un de ses hommes rôder dans les environs de Sairmeuse.

Emoustillé par l’espoir d’une magnifique récompense, l’espion promit à sa cliente et se promit à lui-même de découvrir cet ennemi.

Il se mit en quête, et il était déjà parvenu à se procurer des preuves de l’existence de Jean quand ses investigations furent brusquement arrêtées…

Un matin, au petit jour, des balayeurs ramassèrent dans un ruisseau un cadavre littéralement haché de coups de couteau. C’était le cadavre de Chefteux.

«Digne fin d’un tel misérable,» disait le Journal des Débats, en enregistrant l’événement.

Lorsqu’elle lut cette nouvelle, Mme Blanche eut la terrifiante sensation du coupable lisant son arrêt.

– Ceci est la fin de tout, murmura-t-elle, Lacheneur est proche!…

La duchesse ne se trompait pas.

Jean ne mentait pas, quand il affirmait qu’il ne vendait pas pour son compte les biens de sa sœur.

L’héritage de Marie-Anne avait, dans sa pensée, une destination sacrée. Il l’y employa tout entier sans en détourner rien pour ses besoins personnels.

Il n’avait plus un sou en poche, quand le directeur d’une troupe ambulante l’engagea à raison de 45 francs par mois.

De ce jour, il vécut comme vivent les pauvres comédiens nomades, à l’aventure; mal payé, toujours pris entre un manque d’engagement et la faillite d’un directeur.

Sa haine était toujours aussi violente; seulement, pour se venger comme il l’entendait, il avait besoin de temps, c’est-à-dire d’argent devant soi.

Or, comment économiser, lorsqu’il n’avait pas toujours de quoi manger à sa faim!

Il était loin, cependant, de renoncer à ses espérances. Ses rancunes étaient de celles que le temps aigrit et exaspère, au lieu de les adoucir et de les calmer. Il attendait une occasion, avec une rageuse patience, suivant de l’œil, des profondeurs de sa misère, la brillante fortune des Sairmeuse.

Il attendait depuis seize ans, quand un de ses amis lui procura un engagement en Russie.

L’engagement n’était rien; mais le pauvre comédien eut l’habileté de s’associer à une entreprise théâtrale, et en moins de six ans, il avait réalisé un bénéfice de cent mille francs.

– Maintenant, se dit-il, je puis partir; je suis assez riche pour commencer la guerre.

Et, en effet, six semaines plus tard, il arrivait à Sairmeuse.

Au moment de mettre à exécution quelqu’un de ces atroces projets qu’il avait conçus, il venait demander à la tombe de Marie-Anne un redoublement de haine et l’impitoyable sang-froid des justiciers.

Il ne venait que pour cela, en vérité, quand le soir même de son arrivée les caquets d’une paysanne lui apprirent que depuis son départ, c’est-à-dire depuis plus de vingt ans, deux personnes s’obtenaient à faire chercher un enfant dans le pays.

Quel était cet enfant, Jean le savait, c’était celui de Marie-Anne. Pourquoi ne le retrouvait-on pas, il le savait également…

Mais pourquoi deux personnes?… L’une était Maurice d’Escorval, mais l’autre?…

Au lieu de rester une semaine à Sairmeuse, Jean Lacheneur y passa un mois, mais au bout de ce mois il tenait la piste d’un agent de Chefteux, et par cet agent il arrivait jusqu’à l’ancien espion de Fouché, puis jusqu’à la duchesse de Sairmeuse elle-même.

Cette découverte le stupéfia.

Comment Mme Blanche savait-elle que Marie-Anne avait eu un enfant, et le sachant quel intérêt avait-elle à le retrouver?

Voilà les deux questions qui tout d’abord se présentèrent à l’esprit de Jean. Mais il eut beau se torturer, il n’y trouva pas de réponse satisfaisante.

– Les fils de Chupin me renseigneront, se dit-il; je me réconcilierai s’il le faut, en apparence, avec les fils du misérable qui a livré mon père…

Oui, mais les fils du vieux maraudeur étaient morts depuis plusieurs années, et après des démarches sans nombre, Jean ne rencontra que la veuve Chupin et son fils Polyte.

Ils tenaient un cabaret bâti au milieu des terrains vagues, non loin de la rue du Château-des-Rentiers, bouge mal famé, appelé la Poivrière.

Ni la veuve, ni Polyte ne savaient rien. Vainement Lacheneur les interrogea, son nom même qu’il leur dit n’éveilla en eux aucun souvenir.

Jean allait se retirer, quand la Chupin, qui sans doute espérait tirer de lui quelques sous, se mit à déplorer sa misère présente, laquelle était d’autant plus affreuse, qu’elle avait «eu de quoi,» affirmait-elle, autrefois, du vivant de son pauvre défunt, lequel avait de l’argent tant qu’elle en voulait, jusqu’à plus soif, d’une dame de haut parage, la duchesse de Sairmeuse…

Lacheneur eut un mouvement si terrible, que la vieille et son fils reculèrent…

Il voyait l’étroite relation entre les recherches de Mme Blanche et ses générosités. La vérité éclairait le passé de ses fulgurantes lueurs…

– C’est elle, se dit-il, l’infâme, qui a empoisonné Marie-Anne… C’est par ma sœur qu’elle a connu l’existence de l’enfant… Elle a comblé Chupin parce qu’il connaissait le crime dont son père a été le complice…