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Il se souvenait du serment de Martial, et son cœur était inondé d’une épouvantable joie. Il voyait ses deux ennemis, le dernier des Sairmeuse et la dernière des Courtomieu, punis l’un par l’autre et faisant de leurs mains sa besogne de vengeur…

Ce n’était là cependant qu’une présomption, et il voulait une certitude.

Il sortit de sa poche une poignée d’or, et l’étalant sur la table du cabaret:

– Je suis très riche, dit-il à la veuve et à Polyte… voulez-vous m’obéir et vous taire? votre fortune est faite.

Le cri rauque arraché par la convoitise à la mère et au fils valait toutes les protestations d’obéissance.

La veuve Chupin savait écrire, Lacheneur lui dicta ce terrible billet:

«Madame la duchesse,

«Je vous attends demain à mon établissement, entre midi et quatre heures. C’est pour l’affaire de la Borderie. Si à cinq heures, je ne vous ai pas vue, je porterai à la poste une lettre pour M. le duc…».

– Et si elle vient, répétait la veuve stupéfiée, que lui dire?…

– Rien; vous lui demanderez de l’argent.

Et, en lui-même, il se disait:

– Si elle vient, c’est que j’ai deviné…

Elle vint.

Caché à l’étage supérieur de la Poivrière, Jean la vit par une fente du plancher, remettre un billet de banque à la Chupin.

– Maintenant, pensait-il, je la tiens!… Dans quels bourbiers dois-je la traîner, avant de la livrer à la vengeance de son mari!…

LIV

Dix lignes de l’article consacré à Martial de Sairmeuse, par la BIOGRAPHIE GÉNÉRALE DES HOMMES DU SIÈCLE, expliquent son existence après son mariage.

«Martial de Sairmeuse, y est-il dit, dépensa au service de son parti la plus haute intelligence et d’admirables facultés… Mis en avant au moment où les passions politiques étaient le plus violentes, il eut le courage d’assumer seul la responsabilité des plus terribles mesures…

Obligé de se retirer devant l’animadversion générale, il laissa derrière lui des haines qui ne s’éteignirent qu’avec la vie.»

Mais ce que l’article ne dit pas, c’est que si Martial fut coupable – et cela dépend du point de vue – il le fut doublement, car il n’avait pas l’excuse de ces convictions exaltées jusqu’au fanatisme qui font les fous, les héros et les martyrs.

Et il n’était pas même ambitieux.

Tous ceux qui l’approchaient, lorsqu’il était aux affaires, témoins de ses luttes passionnées et de sa dévorante activité, le croyaient ivre du pouvoir…

Il s’en souciait aussi peu que possible. Il jugeait les charges lourdes et les compensations médiocres. Son orgueil était trop haut pour être touché des satisfactions qui délectent les vaniteux, et la flatterie l’écœurait.

Souvent dans ses salons, au milieu d’une fête, ses familiers voyant sa physionomie s’assombrir, s’écartaient respectueusement.

– Le voilà, pensaient-ils, préoccupé des plus graves intérêts… Qui sait quelles importantes décisions sortiront de cette rêverie.

Ils se trompaient.

En ce moment, où sa fortune à son apogée faisait pâlir l’envie, alors qu’il paraissait n’avoir rien à souhaiter en ce monde, Martial se disait:

– Quelle existence creuse!… Quel ennui! Vivre pour les autres… quelle duperie!

Il considérait alors la duchesse, sa femme, rayonnante de beauté, plus entourée qu’une reine, et il soupirait.

Il songeait à l’autre, la morte, Marie-Anne, la seule femme qui l’eût remué, dont un regard faisait monter à son cerveau tout le sang de son cœur…

Car jamais elle n’était sortie de sa pensée. Après tant d’années, il la voyait encore, immobile, roide, morte, dans la grande chambre de la Borderie… Il frissonnait parfois, croyant sentir sous ses lèvres sa chair glacée.

Et le temps, loin d’effacer cette image qui avait empli sa jeunesse, la faisait plus radieuse et la parait de qualités presque surhumaines.

Si la destinée l’eût voulu, pourtant, Marie-Anne eût été sa femme. Il s’était répété cela mille fois, et il cherchait à se représenter sa vie avec elle.

Ils seraient restés à Sairmeuse… Ils auraient de beaux enfants jouant autour d’eux! Il ne serait pas condamné à cette représentation continuelle, si bruyante et si creuse…

Les heureux ne sont pas ceux qui ont des tréteaux en vue, jouent pour la foule la parade du bonheur… Les véritables heureux se cachent, et ils ont raison; le bonheur, c’est presque un crime.

Ainsi pensait Martial, et lui, le grave homme d’Etat, il se disait avec rage:

– Aimer et être aimé!… tout est là! Le reste… niaiserie.

Positivement il avait essayé de se donner de l’amour pour Mme Blanche. Il avait cherché à retrouver près d’elle les chaudes sensations qu’il avait éprouvées en la voyant à Courtomieu. Il n’avait pas réussi. On a beau tisonner des cendres froides, on n’en fait point jaillir d’étincelles. Entre elle et lui se dressait un mur de glace que rien ne pouvait fondre, et qui allait gagnant toujours en hauteur et en épaisseur.

– C’est incompréhensible, se disait-il, pourquoi?… Il y a des jours où je jurerais qu’elle m’aime… Son caractère, si irritable autrefois, est entièrement changé; elle est devenue la douceur même… Quand j’ai pour elle une attention, ses yeux brillent de plaisir…

Mais c’était plus fort que lui…

Ses regrets stériles, les douleurs qui le rongeaient, contribuèrent sans doute à l’âpreté de la politique de Martial.

Il sut du moins tomber noblement.

Il passa, sans changer de visage, de la toute-puissance à une situation si compromise qu’il put croire un instant sa vie en danger.

Au fond, que lui importait.

Voyant vides ses antichambres encombrées jadis de solliciteurs et d’adulateurs, il se mit à rire, et son rire était franc.

– Le vaisseau coule, dit-il, les rats sont partis.

On ne le vit point pâlir quand l’émeute vint hurler sous ses fenêtres et briser ses vitres. Et comme Otto, son fidèle valet de chambre, le conjurait de revêtir un déguisement et de s’enfuir par la porte du jardin:

– Ah! parbleu, non! répondit-il. Je ne suis qu’odieux, je ne veux pas devenir ridicule!…

Même on ne put jamais l’empêcher de s’approcher d’une fenêtre et de regarder dans la rue.

Une singulière idée lui était venue.